Nana. Emile Zola

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Nana - Emile Zola

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six cents francs de rentes amassés sou à sou. Nana promit de lui louer un joli petit logement; en outre, elle lui donnerait cent francs par mois. A ce chiffre, la tante s'oublia, cria à la nièce de leur serrer le gaviot, puisqu'elle les tenait; elle parlait des hommes. Toutes deux s'embrassèrent encore. Mais Nana, au milieu de sa joie, comme elle remettait la conversation sur Louiset, parut s'assombrir à un brusque souvenir.

      – Est-ce embêtant, il faut que je sorte à trois heures! murmura-t-elle. En voilà une corvée!

      Justement, Zoé venait dire que madame était servie. On passa dans la salle à manger, où une dame âgée se trouvait déjà assise, devant la table. Elle n'avait pas retiré son chapeau, vêtue d'une robe sombre de couleur indécise, entre le puce et le caca d'oie. Nana ne parut pas étonnée de la voir là. Elle lui demanda simplement pourquoi elle n'était pas entrée dans la chambre.

      – J'ai entendu des voix, répondit la vieille. J'ai pensé que vous étiez en compagnie.

      Madame Maloir, l'air respectable, ayant des manières, servait de vieille amie à Nana; elle lui tenait société et l'accompagnait. La présence de madame Lerat sembla d'abord l'inquiéter. Puis, quand elle sut que c'était une tante, elle la regarda d'un air doux, avec un pâle sourire. Cependant, Nana, qui disait avoir l'estomac dans les talons, se jetait sur des radis, qu'elle croquait sans pain. Madame Lerat, devenue cérémonieuse, ne voulut pas de radis; ça donnait la pituite. Puis, lorsque Zoé eut apporté des côtelettes, Nana chipota la viande, se contenta de sucer l'os. Par moments, elle examinait du coin de l'oeil le chapeau de sa vieille amie.

      – C'est le chapeau neuf que je vous ai donné? finit-elle par dire.

      – Oui, je l'ai arrangé, murmura madame Maloir, la bouche pleine.

      Le chapeau était extravagant, évasé sur le front, empanaché d'une haute plume. Madame Maloir avait la manie de refaire tous ses chapeaux; elle seule savait ce qui lui allait, et en un tour de main elle faisait une casquette de la plus élégante coiffure. Nana, qui justement lui avait acheté ce chapeau pour ne plus rougir d'elle, lorsqu'elle l'emmenait, faillit se fâcher. Elle cria:

      – Enlevez-le, au moins!

      – Non, merci, répondit la vieille dignement, il ne me gêne pas, je mange très bien avec.

      Après les côtelettes, il y eut des choux-fleurs et un reste de poulet froid. Mais Nana avait à chaque plat une petite moue, hésitant, flairant, laissant tout sur son assiette. Elle acheva de déjeuner avec de la confiture.

      Le dessert traîna. Zoé n'enleva pas le couvert pour servir le café. Ces dames avaient simplement repoussé leurs assiettes. On parlait toujours de la belle soirée de la veille. Nana roulait des cigarettes, qu'elle fumait en se dandinant, renversée sur sa chaise. Et, comme Zoé était restée là, adossée contre le buffet, les mains ballantes, on en vint à écouter son histoire. Elle se disait fille d'une sage-femme de Bercy, qui avait fait de mauvaises affaires. D'abord, elle était entrée chez un dentiste, puis chez un courtier d'assurances; mais ça ne lui allait pas; et elle énumérait ensuite, avec une pointe d'orgueil, les dames où elle avait servi comme femme de chambre. Zoé parlait de ces dames en personne qui avait tenu leur fortune dans sa main. Bien sûr que plus d'une, sans elle, aurait eu de drôles d'histoires. Ainsi, un jour que madame Blanche était avec monsieur Octave, voilà le vieux qui arrive; que fait Zoé? elle feint de tomber en traversant le salon, le vieux se précipite, court lui chercher un verre d'eau à la cuisine, et monsieur Octave s'échappe.

      – Ah! elle est bonne, par exemple! dit Nana, qui l'écoutait avec un intérêt tendre, une sorte d'admiration soumise.

      – Moi, j'ai eu bien des malheurs… commença madame Lerat.

      Et, se rapprochant de madame Maloir, elle lui fit des confidences. Toutes deux prenaient des canards. Mais madame Maloir recevait les secrets des autres, sans jamais rien lâcher sur elle. On disait qu'elle vivait d'une pension mystérieuse dans une chambre où personne ne pénétrait.

      Tout à coup, Nana s'emporta.

      – Ma tante, ne joue donc pas avec les couteaux… Tu sais que ça me retourne.

      Sans y prendre garde, madame Lerat venait de mettre deux couteaux en croix sur la table. D'ailleurs, la jeune femme se défendait d'être superstitieuse. Ainsi, le sel renversé ne signifiait rien, le vendredi non plus; mais les couteaux, c'était plus fort qu'elle, jamais ça n'avait menti. Certainement, il lui arriverait une chose désagréable. Elle bâilla, puis, d'un air de profond ennui:

      – Déjà deux heures… Il faut que je sorte. Quel embêtement!

      Les deux vieilles se regardèrent. Toutes trois hochèrent la tête sans parler. Bien sûr, ce n'était pas toujours amusant. Nana s'était renversée de nouveau, allumant encore une cigarette, pendant que les autres pinçaient les lèvres par discrétion, pleines de philosophie.

      – En vous attendant, nous allons faire un bézigue, dit madame Maloir au bout d'un silence. Madame joue le bézigue?

      Certes, madame Lerat le jouait, et à la perfection. Il était inutile de déranger Zoé, qui avait disparu; un coin de la table suffirait; et l'on retroussa la nappe, par-dessus les assiettes sales. Mais, comme madame Maloir allait prendre elle-même les cartes dans un tiroir du buffet, Nana dit qu'avant de se mettre au jeu, elle serait bien gentille de lui faire une lettre. Ça l'ennuyait d'écrire, puis elle n'était pas sûre de son orthographe, tandis que sa vieille amie tournait des lettres pleines de coeur. Elle courut chercher du beau papier dans sa chambre. Un encrier, une bouteille d'encre de trois sous, traînait sur un meuble, avec une plume empâtée de rouille. La lettre était pour Daguenet. Madame Maloir, d'elle-même, mit de sa belle anglaise: «Mon petit homme chéri»; et elle l'avertissait ensuite de ne pas venir le lendemain, parce que «ça ne se pouvait pas»; mais, «de loin comme de près, à tous les moments, elle était avec lui en pensée».

      – Et je termine par «mille baisers», murmura-t-elle.

      Madame Lerat avait approuvé chaque phrase d'un mouvement de tête. Ses regards flambaient, elle adorait se trouver dans les histoires de coeur. Aussi voulut-elle mettre du sien, prenant un air tendre, roucoulant:

      – «Mille baisers sur tes beaux yeux.»

      – C'est ça: «Mille baisers sur tes beaux yeux!» répéta Nana, pendant qu'une expression béate passait sur les visages des deux vieilles.

      On sonna Zoé pour qu'elle descendît la lettre à un commissionnaire. Justement, elle causait avec le garçon du théâtre, qui apportait à madame un bulletin de service, oublié le matin. Nana fit entrer cet homme, qu'elle chargea de porter la lettre chez Daguenet, en s'en retournant. Puis, elle lui posa des questions. Oh! M. Bordenave était bien content; il y avait déjà de la location pour huit jours; madame ne s'imaginait pas le nombre de personnes qui demandaient son adresse depuis le matin. Quand le garçon fut parti, Nana dit qu'elle resterait au plus une demi-heure dehors. Si des visites venaient, Zoé ferait attendre. Comme elle parlait, la sonnerie électrique tinta. C'était un créancier, le loueur de voitures; il s'était installé sur la banquette de l'antichambre. Celui-là pouvait tourner ses pouces jusqu'au soir; rien ne pressait.

      – Allons, du courage! dit Nana, engourdie de paresse, bâillant et s'étirant de nouveau. Je devrais être là-bas.

      Pourtant, elle ne bougeait point. Elle suivait le jeu de sa tante, qui venait d'annoncer cent d'as. Le menton dans la main, elle s'absorbait. Mais elle eut un sursaut, en entendant sonner trois heures.

      – Nom de Dieu! lâcha-t-elle brutalement.

      Alors,

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