Nana. Emile Zola
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Fauchery l'interrogea brusquement.
– Dis donc? la comtesse ne couche avec personne?
– Ah! non, ah! non, mon cher, balbutia-t-il, visiblement démonté, oubliant sa pose. Où crois-tu donc être?
Puis, il eut conscience que son indignation manquait de chic. Il ajouta, en s'abandonnant au fond du canapé:
– Dame! je dis non, mais je n'en sais pas davantage… Il y a un petit, là-bas, ce Foucarmont, qu'on trouve dans tous les coins. On en a vu de plus raide que ça, bien sûr. Moi, je m'en fiche… Enfin, ce qu'il y a de certain, c'est que, si la comtesse s'amuse à cascader, elle est encore maligne, car ça ne circule pas, personne n'en cause.
Alors, sans que Fauchery prît la peine de le questionner, il lui dit ce qu'il savait sur les Muffat. Au milieu de la conversation de ces dames, qui continuait devant la cheminée, tous deux baissaient la voix; et l'on aurait cru, à les voir cravatés et gantés de blanc, qu'ils traitaient en phrases choisies quelque sujet grave. Donc, la maman Muffat, que la Faloise avait beaucoup connue, était une vieille insupportable, toujours dans les curés; d'ailleurs, un grand air, un geste d'autorité qui pliait tout devant elle. Quant à Muffat, fils tardif d'un général créé comte par Napoléon Ier, il s'était naturellement trouvé en faveur après le 2 décembre. Lui aussi manquait de gaieté; mais il passait pour un très honnête homme, d'un esprit droit. Avec ça, des opinions de l'autre monde, et une si haute idée de sa charge à la cour, de ses dignités et de ses vertus, qu'il portait la tête comme un saint-sacrement. C'était la maman Muffat qui lui avait donné cette belle éducation: tous les jours à confesse, pas d'escapades, pas de jeunesse d'aucune sorte. Il pratiquait, il avait des crises de foi d'une violence sanguine, pareilles à des accès de fièvre chaude. Enfin, pour le peindre d'un dernier détail, la Faloise lâcha un mot à l'oreille de son cousin.
– Pas possible! dit ce dernier.
– On me l'a juré, parole d'honneur!.. Il l'avait encore, quand il s'est marié.
Fauchery riait en regardant le comte, dont le visage encadré de favoris, sans moustaches, semblait plus carré et plus dur, depuis qu'il citait des chiffres à Steiner, qui se débattait.
– Ma foi, il a une tête à ça, murmura-t-il. Un joli cadeau qu'il a fait à sa femme!.. Ah! la pauvre petite, a-t-il dû l'ennuyer! Elle ne sait rien de rien, je parie!
Justement, la comtesse Sabine lui parlait. Il ne l'entendit pas, tellement il trouvait le cas de Muffat plaisant et extraordinaire. Elle répéta sa question.
– Monsieur Fauchery, est-ce que vous n'avez pas publié un portrait de monsieur de Bismarck?.. Vous lui avez parlé?
Il se leva vivement, s'approcha du cercle des dames, tâchant de se remettre, trouvant d'ailleurs une réponse avec une aisance parfaite.
– Mon Dieu! madame, je vous avouerai que j'ai écrit ce portrait sur des biographies parues en Allemagne… Je n'ai jamais vu monsieur de Bismarck.
Il resta près de la comtesse. Tout en causant avec elle, il continuait ses réflexions. Elle ne paraissait pas son âge; on lui aurait donné au plus vingt-huit ans; ses yeux surtout gardaient une flamme de jeunesse, que de longues paupières noyaient d'une ombre bleue. Grandie dans un ménage désuni, passant un mois près du marquis de Chouard et un mois près de la marquise, elle s'était mariée très jeune, à la mort de sa mère, poussée sans doute par son père, qu'elle gênait. Un terrible homme, le marquis, et sur lequel d'étranges histoires commençaient à courir, malgré sa haute piété! Fauchery demanda s'il n'aurait pas l'honneur de le saluer. Certainement, son père viendrait, mais très tard; il avait tant de travail! Le journaliste, qui croyait savoir où le vieux passait ses soirées, resta grave. Mais un signe qu'il aperçut à la joue gauche de la comtesse, près de la bouche, le surprit. Nana avait le même, absolument. C'était drôle. Sur le signe, de petits poils frisaient; seulement, les poils blonds de Nana étaient chez l'autre d'un noir de jais. N'importe, cette femme ne couchait avec personne.
– J'ai toujours eu envie de connaître la reine Augusta, disait-elle. On assure qu'elle est si bonne, si pieuse… Croyez-vous qu'elle accompagnera le roi?
– On ne le pense pas, madame, répondit-il.
Elle ne couchait avec personne, cela sautait aux yeux. Il suffisait de la voir là, près de sa fille, si nulle et si guindée sur son tabouret. Ce salon sépulcral, exhalant une odeur d'église, disait assez sous quelle main de fer, au fond de quelle existence rigide elle restait pliée. Elle n'avait rien mis d'elle, dans cette demeure antique, noire d'humidité. C'était Muffat, qui s'imposait, qui dominait, avec son éducation dévote, ses pénitences et ses jeûnes. Mais la vue du petit vieillard, aux dents mauvaises et au sourire fin, qu'il découvrit tout d'un coup dans son fauteuil, derrière les dames, fut pour lui un argument plus décisif encore. Il connaissait le personnage, Théophile Venot, un ancien avoué qui avait eu la spécialité des procès ecclésiastiques; il s'était retiré avec une belle fortune, il menait une existence assez mystérieuse, reçu partout, salué très bas, même un peu craint, comme s'il eût représenté une grande force, une force occulte qu'on sentait derrière lui. D'ailleurs, il se montrait très humble, il était marguillier à la Madeleine, et avait simplement accepté une situation d'adjoint à la mairie du neuvième arrondissement, pour occuper ses loisirs, disait-il. Fichtre! la comtesse était bien entourée; rien à faire avec elle.
– Tu as raison, on crève ici, dit Fauchery à son cousin, lorsqu'il se fut échappé du cercle des dames. Nous allons filer.
Mais Steiner, que le comte Muffat et le député venaient de quitter, s'avançait furieux, suant, grognant à demi-voix:
– Parbleu! qu'ils ne disent rien, s'ils veulent ne rien dire…
J'en trouverai qui parleront.
Puis, poussant le journaliste dans un coin et changeant de voix, d'un air victorieux:
– Hein! c'est pour demain… J'en suis, mon brave!
– Ah! murmura Fauchery, étonné.
– Vous ne saviez pas… Oh! j'ai eu un mal pour la trouver chez elle! Avec ça, Mignon ne me lâchait plus.
– Mais ils en sont, les Mignon.
– Oui, elle me l'a dit… Enfin, elle m'a donc reçu, et elle m'a invité… Minuit précis, après le théâtre.
Le banquier était rayonnant. Il cligna les yeux, il ajouta, en donnant aux mots une valeur particulière:
– Ça y est, vous?
– Quoi donc? dit Fauchery, qui affecta de ne pas comprendre. Elle a voulu me remercier de mon article. Alors, elle est venue chez moi.
– Oui, oui… Vous êtes heureux, vous autres. On vous récompense… A propos, qui est-ce qui paie demain?
Le journaliste ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'on n'avait jamais pu savoir. Mais Vandeuvres appelait Steiner, qui connaissait M. de Bismarck. Madame Du Joncquoy était presque convaincue. Elle conclut par ces mots:
– Il m'a fait une mauvaise impression, je lui trouve le visage méchant… Mais je veux bien croire qu'il a beaucoup d'esprit. Cela explique ses succès.
– Sans doute, dit avec un pâle sourire le banquier,