Nana. Emile Zola
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Il avait levé ses grosses mains qui tremblaient d'enthousiasme; et, soulagé, il baissait la voix, il grognait pour lui seul:
– Oui, elle ira loin, ah! sacredié! oui, elle ira loin… Une peau, oh! une peau!
Puis, comme Fauchery l'interrogeait, il consentit à donner des détails, avec une crudité d'expressions qui gênait Hector de la Faloise. Il avait connu Nana et il voulait la lancer. Justement, il cherchait alors une Vénus. Lui, ne s'embarrassait pas longtemps d'une femme; il aimait mieux en faire tout de suite profiter le public. Mais il avait un mal de chien dans sa baraque, que la venue de cette grande fille révolutionnait. Rose Mignon, son étoile, une fine comédienne et une adorable chanteuse celle-là, menaçait chaque jour de le laisser en plan, furieuse, devinant une rivale. Et, pour l'affiche, quel bousin, grand Dieu! Enfin, il s'était décidé à mettre les noms des deux actrices en lettres d'égale grosseur. Il ne fallait pas qu'on l'ennuyât. Lorsqu'une de ses petites femmes, comme il les nommait, Simonne ou Clarisse, ne marchait pas droit, il lui allongeait un coup de pied dans le derrière. Autrement, pas moyen de vivre. Il en vendait, il savait ce qu'elles valaient, les garces!
– Tiens! dit-il en s'interrompant, Mignon et Steiner. Toujours ensemble. Vous savez que Steiner commence à avoir de Rose par-dessus la tête; aussi le mari ne le lâche-t-il plus d'une semelle, de peur qu'il ne file.
Sur le trottoir, la rampe de gaz qui flambait à la corniche du théâtre jetait une nappe de vive clarté. Deux petits arbres se détachaient nettement, d'un vert cru; une colonne blanchissait, si vivement éclairée, qu'on y lisait de loin les affiches, comme en plein jour; et, au-delà, la nuit épaissie du boulevard se piquait de feux, dans le vague d'une foule toujours en marche. Beaucoup d'hommes n'entraient pas tout de suite, restaient dehors à causer en achevant un cigare, sous le coup de lumière de la rampe, qui leur donnait une pâleur blême et découpait sur l'asphalte leurs courtes ombres noires. Mignon, un gaillard très grand, très large, avec une tête carrée d'hercule de foire, s'ouvrait un passage au milieu des groupes, traînant à son bras le banquier Steiner, tout petit, le ventre déjà fort, la face ronde et encadrée d'un collier de barbe grisonnante.
– Eh bien! dit Bordenave au banquier, vous l'avez rencontrée hier, dans mon cabinet.
– Ah! c'était elle, s'écria Steiner. Je m'en doutais. Seulement, je sortais comme elle entrait, je l'ai à peine entrevue.
Mignon écoutait, les paupières baissées, faisant tourner nerveusement à son doigt un gros diamant. Il avait compris qu'il s'agissait de Nana. Puis, comme Bordenave donnait de sa débutante un portrait qui mettait une flamme dans les yeux du banquier, il finit par intervenir.
– Laissez donc, mon cher, une roulure! Le public va joliment la reconduire… Steiner, mon petit, vous savez que ma femme vous attend dans sa loge.
Il voulut le reprendre. Mais Steiner refusait de quitter Bordenave. Devant eux, une queue s'écrasait au contrôle, un tapage de voix montait, dans lequel le nom de Nana sonnait avec la vivacité chantante de ses deux syllabes. Les hommes qui se plantaient devant les affiches, l'épelaient à voix haute; d'autres le jetaient en passant, sur un ton d'interrogation; tandis que les femmes, inquiètes et souriantes, le répétaient doucement, d'un air de surprise. Personne ne connaissait Nana. D'où Nana tombait-elle? Et des histoires couraient, des plaisanteries chuchotées d'oreille à oreille. C'était une caresse que ce nom, un petit nom dont la familiarité allait à toutes les bouches. Rien qu'à le prononcer ainsi, la foule s'égayait et devenait bon enfant. Une fièvre de curiosité poussait le monde, cette curiosité de Paris qui a la violence d'un accès de folie chaude. On voulait voir Nana. Une dame eut le volant de sa robe arraché, un monsieur perdit son chapeau.
– Ah! vous m'en demandez trop! cria Bordenave qu'une vingtaine d'hommes assiégeaient de questions. Vous allez la voir… Je file, on a besoin de moi.
Il disparut, enchanté d'avoir allumé son public. Mignon haussait les épaules, en rappelant à Steiner que Rose l'attendait pour lui montrer son costume du premier acte.
– Tiens! Lucy, là-bas, qui descend de voiture, dit la Faloise à Fauchery.
C'était Lucy Stewart, en effet, une petite femme laide, d'une quarantaine d'années, le cou trop long, la face maigre, tirée, avec une bouche épaisse, mais si vive, si gracieuse, qu'elle avait un grand charme. Elle amenait Caroline Héquet et sa mère. Caroline d'une beauté froide, la mère très digne, l'air empaillé.
– Tu viens avec nous, je t'ai réservé une place, dit-elle à Fauchery.
– Ah! non, par exemple! pour ne rien voir! répondit-il. J'ai un fauteuil, j'aime mieux être à l'orchestre.
Lucy se fâcha. Est-ce qu'il n'osait pas se montrer avec elle?
Puis, calmée brusquement, sautant à un autre sujet:
– Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu connaissais Nana?
– Nana! je ne l'ai jamais vue.
– Bien vrai?.. On m'a juré que tu avais couché avec.
Mais, devant eux, Mignon, un doigt aux lèvres, leur faisait signe de se taire. Et, sur une question de Lucy, il montra un jeune homme qui passait, en murmurant:
– Le greluchon de Nana.
Tous le regardèrent. Il était gentil. Fauchery le reconnut: c'était Daguenet, un garçon qui avait mangé trois cent mille francs avec les femmes, et qui, maintenant, bibelotait à la Bourse, pour leur payer des bouquets et des dîners de temps à autre. Lucy lui trouva de beaux yeux.
– Ah! voilà Blanche! cria-t-elle. C'est elle qui m'a dit que tu avais couché avec Nana.
Blanche de Sivry, une grosse fille blonde dont le joli visage s'empâtait, arrivait en compagnie d'un homme fluet, très soigné, d'une grande distinction.
– Le comte Xavier de Vandeuvres, souffla Fauchery à l'oreille de la Faloise.
Le comte échangea une poignée de main avec le journaliste, tandis qu'une vive explication avait lieu entre Blanche et Lucy. Elles bouchaient le passage de leurs jupes chargées de volants, l'une en bleu, l'autre en rose, et le nom de Nana revenait sur leurs lèvres, si aigu, que le monde les écoutait. Le comte de Vandeuvres emmena Blanche. Mais, à présent, comme un écho, Nana sonnait aux quatre coins du vestibule sur un ton plus haut, dans un désir accru par l'attente. On ne commençait donc pas? Les hommes tiraient leurs montres, des retardataires sautaient de leurs voitures avant qu'elles fussent arrêtées, des groupes quittaient le trottoir, où les promeneurs, lentement, traversaient la nappe de gaz restée vide, en allongeant le cou pour voir dans le théâtre. Un gamin qui arrivait en sifflant, se planta devant une affiche, à la porte; puis, il cria: «Ohé! Nana!» d'une voix de rogomme, et poursuivit son chemin, déhanché, traînant ses savates. Un rire avait couru. Des messieurs très bien répétèrent: «Nana, ohé! Nana!» On s'écrasait, une querelle éclatait au contrôle, une clameur grandissait, faite du bourdonnement des voix appelant Nana, exigeant Nana, dans un de ces coups d'esprit bête et de brutale sensualité qui passent sur les foules.
Mais, au-dessus du vacarme, la sonnette de l'entracte se fit entendre. Une rumeur gagna jusqu'au boulevard: «On a sonné, on a sonné»; et ce fut une bousculade, chacun voulait passer, tandis que les employés du contrôle se multipliaient. Mignon, l'air inquiet, reprit enfin Steiner, qui n'était pas allé voir le costume de Rose. Au premier tintement, la Faloise avait fendu la foule, en entraînant Fauchery, pour ne pas manquer l'ouverture. Cet empressement du public irrita Lucy Stewart. En voilà de grossiers personnages, qui poussaient les femmes!