Nana. Emile Zola

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Nana - Emile Zola

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du coude Lucy Stewart, une très méchante langue, d'un esprit féroce, lorsqu'elle était lancée. Mignon, ce soir-là, l'exaspérait.

      – Vous savez qu'il tiendrait la chandelle, disait-elle au comte. Il espère refaire le coup du petit Jonquier… Vous vous rappelez, Jonquier, qui était avec Rose et qui avait un béguin pour la grande Laure… Mignon a procuré Laure à Jonquier, puis il l'a ramené bras dessus, bras dessous chez Rose, comme un mari auquel on vient de permettre une fredaine… Mais, cette fois, ça va rater. Nana ne doit pas rendre les hommes qu'on lui prête.

      – Qu'a-t-il donc, Mignon, à regarder sévèrement sa femme? demanda Vandeuvres.

      Il se pencha, il aperçut Rose qui devenait tout à fait tendre pour Fauchery. Cela lui expliqua la colère de sa voisine. Il reprit en riant:

      – Diable! est-ce que vous êtes jalouse?

      – Jalouse! dit Lucy furieuse. Ah bien! si Rose a envie de Léon, je le lui donne volontiers. Pour ce qu'il vaut!.. Un bouquet par semaine, et encore!.. Voyez-vous, mon cher, ces filles de théâtre sont toutes les mêmes. Rose a pleuré de rage en lisant l'article de Léon sur Nana; je le sais. Alors, vous comprenez, il lui faut aussi un article, et elle le gagne… Moi, je vais flanquer Léon à la porte, vous verrez ça!

      Elle s'arrêta pour dire au garçon debout derrière elle, avec ses deux bouteilles:

      – Léoville.

      Puis, elle repartit, baissant la voix:

      – Je ne veux pas crier, ce n'est pas mon genre… Mais c'est une fière salope tout de même. A la place de son mari, je lui allongerais une danse fameuse… Oh! ça ne lui portera pas bonheur. Elle ne connaît pas mon Fauchery, un monsieur malpropre encore, celui-là, qui se colle aux femmes, pour faire sa position… Du joli monde!

      Vandeuvres tâcha de la calmer. Bordenave, délaissé par Rose et par Lucy, se fâchait, en criant qu'on laissait mourir papa de faim et de soif. Cela produisit une heureuse diversion. Le souper traînait, personne ne mangeait plus; on gâchait dans les assiettes des cèpes à l'italienne et des croustades d'ananas Pompadour. Mais le champagne, qu'on buvait depuis le potage, animait peu à peu les convives d'une ivresse nerveuse. On finissait par se moins bien tenir. Les femmes s'accoudaient en face de la débandade du couvert; les hommes, pour respirer, reculaient leur chaise; et des habits noirs s'enfonçaient entre des corsages clairs, des épaules nues à demi tournées prenaient un luisant de soie. Il faisait trop chaud, la clarté des bougies jaunissait encore, épaissie, au-dessus de la table. Par instants, lorsqu'une nuque dorée se penchait sous une pluie de frisures, les feux d'une boucle de diamants allumaient un haut chignon. Des gaietés jetaient une flamme, des yeux rieurs, des dents blanches entrevues, le reflet des candélabres brûlant dans un verre de champagne. On plaisantait très haut, on gesticulait, au milieu des questions restées sans réponse, des appels jetés d'un bout de la pièce à l'autre. Mais c'étaient les garçons qui faisaient le plus de bruit, croyant être dans les corridors de leur restaurant, se bousculant, servant les glaces et le dessert avec des exclamations gutturales.

      – Mes enfants, cria Bordenave, vous savez que nous jouons demain… Méfiez-vous! pas trop de champagne!

      – Moi, disait Foucarmont, j'ai bu de tous les vins imaginables dans les cinq parties du monde… Oh! des liquides extraordinaires, des alcools à vous tuer un homme raide… Eh bien! ça ne m'a jamais rien fait. Je ne peux pas me griser. J'ai essayé, je ne peux pas.

      Il était très pâle, très froid, renversé contre le dossier de sa chaise, et buvant toujours.

      – N'importe, murmura Louise Violaine, finis, tu en as assez…

      Ce serait drôle, s'il me fallait te soigner le reste de la nuit.

      Une griserie mettait aux joues de Lucy Stewart les flammes rouges des poitrinaires, tandis que Rose Mignon se faisait tendre, les yeux humides. Tatan Néné, étourdie d'avoir trop mangé, riait vaguement à sa bêtise. Les autres, Blanche, Caroline, Simonne, Maria, parlaient toutes ensemble, racontant leurs affaires, une dispute avec leur cocher, un projet de partie à la campagne, des histoires compliquées d'amants volés et rendus. Mais un jeune homme, près de Georges, ayant voulu embrasser Léa de Horn, reçut une tape avec un: «Dites donc, vous! lâchez-moi!» plein d'une belle indignation; et Georges, très gris, très excité par la vue de Nana, hésita devant une idée qu'il mûrissait gravement, celle de se mettre à quatre pattes, sous la table, et d'aller se blottir à ses pieds, ainsi qu'un petit chien. Personne ne l'aurait vu, il y serait resté bien sage. Puis, sur la prière de Léa, Daguenet ayant dit au jeune homme de se tenir tranquille, Georges, tout d'un coup, éprouva un gros chagrin, comme si l'on venait de le gronder lui-même; c'était bête, c'était triste, il n'y avait plus rien de bon. Daguenet pourtant plaisantait, le forçait à avaler un grand verre d'eau, en lui demandant ce qu'il ferait, s'il se trouvait seul avec une femme, puisque trois verres de champagne le flanquaient par terre.

      – Tenez, reprit Foucarmont, à La Havane, ils font une eau-de-vie avec une baie sauvage; on croirait avaler du feu… Eh bien! j'en ai bu un soir plus d'un litre. Ça ne m'a rien fait… Plus fort que ça, un autre jour, sur les côtes de Coromandel, des sauvages nous ont donné je ne sais quel mélange de poivre et de vitriol; ça ne m'a rien fait… Je ne peux pas me griser.

      Depuis un instant, la figure de la Faloise, en face, lui déplaisait. Il ricanait, il lançait des mots désagréables. La Faloise, dont la tête tournait, se remuait beaucoup, en se serrant contre Gaga. Mais une inquiétude avait achevé de l'agiter: on venait de lui prendre son mouchoir, il réclamait son mouchoir avec l'entêtement de l'ivresse, interrogeant ses voisins, se baissant pour regarder sous les sièges et sous les pieds. Et, comme Gaga tâchait de le tranquilliser:

      – C'est stupide, murmura-t-il; il y a, au coin, mes initiales et ma couronne… Ça peut me compromettre.

      – Dites donc, monsieur Falamoise, Lamafoise, Mafaloise! cria Foucarmont, qui trouva très spirituel de défigurer ainsi à l'infini le nom du jeune homme.

      Mais la Faloise se fâcha. Il parla de ses ancêtres en bégayant. Il menaça d'envoyer une carafe à la tête de Foucarmont. Le comte de Vandeuvres dut intervenir pour lui assurer que Foucarmont était très drôle. Tout le monde riait, en effet. Cela ébranla le jeune homme ahuri, qui voulut bien se rasseoir; et il mangeait avec une obéissance d'enfant, lorsque son cousin lui ordonnait de manger, en grossissant la voix. Gaga l'avait repris contre elle; seulement, de temps à autre, il jetait sur les convives des regards sournois et anxieux, cherchant toujours son mouchoir.

      Alors, Foucarmont, en veine d'esprit, attaqua Labordette, à travers toute la table. Louise Violaine tâchait de le faire taire, parce que, disait-elle, quand il était comme ça taquin avec les autres, ça finissait toujours mal pour elle. Il avait trouvé une plaisanterie qui consistait à appeler Labordette «madame»; elle devait l'amuser beaucoup, il la répétait, tandis que Labordette, tranquillement, haussait les épaules, en disant chaque fois:

      – Taisez-vous donc, mon cher, c'est bête.

      Mais, comme Foucarmont continuait et arrivait aux insultes, sans qu'on sût pourquoi, il cessa de lui répondre, il s'adressa au comte de Vandeuvres.

      – Monsieur, faites taire votre ami… Je ne veux pas me fâcher.

      A deux reprises, il s'était battu. On le saluait, on l'admettait partout. Ce fut un soulèvement général contre Foucarmont. La table s'égayait, le trouvant très spirituel; mais ce n'était pas une raison pour gâter la nuit. Vandeuvres, dont le fin visage se cuivrait, exigea qu'il rendît son sexe à Labordette. Les autres hommes, Mignon, Steiner, Bordenave, très lancés, intervinrent aussi, criant,

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