Son Excellence Eugène Rougon. Emile Zola
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Читать онлайн книгу Son Excellence Eugène Rougon - Emile Zola страница 13
Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une monstruosité dont le pays s'entretenait toujours. Depuis ce temps, elle vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit à son frère, maintenant à la tête de l'étude, sans pouvoir obtenir de lui une réponse; et elle accusait de ce silence sa belle-sœur, «une femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau», disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du Poizat, pour s'y montrer en femme cossue et respectée.
«J'ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle; je parie qu'elle jette mes lettres au feu… Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait bien qu'elle m'ouvrît la maison toute grande. Ils n'ont pas d'enfant, j'aurais des affaires d'intérêt à régler… Martineau a quinze ans de plus que moi, et il est goutteux, m'a-t-on dit.» Puis, elle changea brusquement de voix, elle reprit:
«Enfin, ne pensons pas à tout cela… C'est pour vous qu'il s'agit de travailler à cette heure, n'est-ce pas, Eugène? On travaillera, vous verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque chose… vous vous souvenez, en 51?» Rougon sourit. Et, comme elle lui serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et murmura:
«Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d'être raisonnable. Est-ce qu'il ne s'est pas avisé, l'autre semaine, après s'être fait mettre au poste, de donner mon nom pour que j'aille le réclamer!» Mme Correur promit de parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon logeait à l'hôtel Vaneau, garçon précieux à l'occasion, mais d'un débraillé très compromettant.
«J'ai un fiacre en bas, je me sauve», dit-elle avec un sourire, tout haut, en gagnant le milieu du cabinet.
Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la bande s'en aller en même temps qu'elle.
Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre quelqu'un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors, commença une grande distribution de poignées de main. Rougon s'était mis près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans l'oreille, pour qu'il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà sur la première marche de l'escalier, et Mme Correur causait avec Merle, au fond de l'anti-chambre, pendant que Mme Bouchard, attendue à quelques pas par son mari et par M. d'Escorailles, s'attardait encore devant Rougon, très gracieuse, très douce, lui demandant à quelle heure elle pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu'elle était trop bête quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l'entendant demander cela, revint brusquement; les autres le suivirent, il y eut une rentrée générale.
«Nous irons tous vous voir, criait le colonel.
– Il ne faut pas que vous vous enterriez», disaient plusieurs voix.
M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase:
«Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la France.» Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un gros soupir de soulagement. Delestang, qu'il avait oublié, sortit alors de derrière le tas de cartons, à l'abri duquel il venait d'achever le classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient.
Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remerciements très vifs du grand homme. Il n'y avait que lui pour rendre service; il possédait un esprit d'ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin; et Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu'on pût savoir s'il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d'œil dans tous les coins:
«Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous… Il n'y a plus qu'à donner l'ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.» Il appela l'huissier, lui indiqua ses papiers personnels. A toutes les recommandations, l'huissier répondait:
«Oui, monsieur le président.
– Eh! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m'appelez donc plus président, puisque je ne le suis plus.» Merle s'inclina, fit un pas vers la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant:
«Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur… Elle a dit en riant qu'elle monterait bien avec le cheval, si l'escalier était assez large… C'est seulement pour serrer la main à monsieur.» Rougon fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant, l'air très ému:
«Mademoiselle Clorinde!» Alors, Rougon fit répondre qu'il descendait. Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda, les sourcils froncés, d'un air soupçonneux, frappé de son émotion. «Méfiez-vous des femmes», répéta-t-il.
Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet.
Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait, éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à poignées, ne laissaient qu'une petite pelletée de cendre noire. Comme il fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s'éteignit en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce vide.
III
C'était l'après-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois passer un instant chez la comtesse Balbi.
Il s'y rendait en voisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à quelques pas de la rue Marbeuf, sur l'avenue des Champs-Elysées. D'ailleurs, elle était rarement chez elle; et, quand elle s'y trouvait par hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Cela n'empêchait pas l'escalier du petit hôtel d'être plein d'un vacarme de visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toute volée. Sa fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d'atelier de peintre, donnant sur l'avenue par de larges baies vitrées.
Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d'homme chaste, avait fort mal répondu aux avances de ces dames, qui s'étaient fait présenter à lui, dans un bal, au ministère des Affaires étrangères. Il les rencontrait partout, souriant l'une et l'autre du même sourire engageant, la mère toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les évitait, battait des paupières pour ne pas les voir, refusait les invitations qu'elles lui adressaient. Puis, obsédé, poursuivi jusque dans sa maison, devant laquelle Clorinde affectait de passer à cheval, il prit des renseignements avant de se risquer chez elles.
A la légation d'Italie, on lui parla de ces dames en termes très favorables: le comte Balbi avait réellement existé; la comtesse conservait de grandes relations à Turin; la fille, enfin, était encore sur le point, l'année précédente, d'épouser un petit prince allemand. Mais, chez la duchesse Sanquirino, à laquelle il s'adressa ensuite, les histoires changèrent. Là, on lui affirma que Clorinde était née deux ans après la mort du comte; d'ailleurs, il courait une légende très compliquée sur le ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une foule d'aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé en France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d'ambassade, très au courant de ce qui se passait à la cour du roi Emmanuel-Victor, fut plus net encore: selon lui, si la comtesse gardait là-bas