Son Excellence Eugène Rougon. Emile Zola

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Son Excellence Eugène Rougon - Emile Zola

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apporter par son domestique; il est dans la salle des conférences, à attendre le vote… L'empereur a raison de compter sur le dévouement du Corps législatif tout entier. Pas une de nos voix ne doit lui manquer, dans cette occasion solennelle.» Le jeune député avait fait un grand effort pour se donner la mine sérieuse d'un homme politique. Sa figure poupine, égayée de quelques poils blonds, se rengorgeait sur sa cravate, avec un léger balancement. Il parut goûter un instant les deux dernières phrases d'orateur qu'il avait trouvées. Puis, brusquement, il partit d'un éclat de rire.

      «Mon Dieu! dit-il; que ces Charbonnel ont une bonne tête!» Alors, M. Kahn et lui plaisantèrent aux dépens des Charbonnel. La femme avait un châle jaune extravagant; le mari portait une de ces redingotes de province, qui semblent taillées à coups de hache; et tous deux, larges, rouges, écrasés, appuyaient presque le menton sur le velours de la rampe, pour mieux suivre la séance, à laquelle leurs yeux écarquillés ne paraissaient rien comprendre.

      «Si Rougon saute, murmura M. La Rouquette, je ne donne pas deux sous du procès des Charbonnel… C'est comme Mme Correur…» Il se pencha à l'oreille de M. Kahn, et continua très bas:

      «En somme, vous qui connaissez Rougon, dites-moi au juste ce que c'est que Mme Correur. Elle a tenu un hôtel, n'est-ce pas? Autrefois, elle logeait Rougon. On raconte même qu'elle lui prêtait de l'argent… Et maintenant, quel métier fait-elle?»

      M. Kahn était devenu très grave. Il frottait son collier de barbe, d'une main lente. «Mme Correur est une dame fort respectable», dit-il nettement.

      Ce mot coupa court à la curiosité de M. La Rouquette. Il pinça les lèvres, de l'air d'un écolier qui vient de recevoir une leçon. Tous deux regardèrent un instant en silence Mme Correur, assise près des Charbonnel.

      Elle avait une robe de soie mauve, très voyante, avec beaucoup de dentelles et de bijoux; la face trop rose, le front couvert de petits frisons de poupée blonde, elle montrait son cou gras, encore très beau malgré ses quarante-huit ans.

      Mais, au fond de la salle, il y eut tout d'un coup un bruit de porte, un tapage de jupes, qui fit tourner les têtes. Une grande fille, d'une admirable beauté, mise très étrangement, avec une robe de satin vert d'eau mal faite, venait d'entrer dans la loge du Corps diplomatique, suivie d'une dame âgée, vêtue de noir.

      «Tiens! la belle Clorinde!» murmura M. La Rouquette, qui se leva pour saluer à tout hasard.

      M. Kahn s'était levé également. Il se pencha vers M. Béjuin, occupé à mettre ses lettres sous enveloppe.

      «Dites donc, Béjuin, murmura-t-il, la comtesse Balbi et sa fille sont là… Je monte leur demander si elles n'ont pas vu Rougon.»

      Au bureau, le président avait pris une nouvelle poignée de papiers. Il donna, sans cesser de lire, un regard à la belle Clorinde Balbi, dont l'arrivée soulevait un chuchotement dans la salle. Et, tout en passant les feuilles une à une à un secrétaire, il disait sans points ni virgules, d'une façon interminable:

      «Présentation d'un projet de loi tendant à proroger la perception d'une surtaxe à l'octroi de la ville de Lille… Présentation d'un projet de loi relatif à la réunion en une seule commune des communes de Doulevant-le-Petit et de Ville-en-Blaisois (Haute-Marne).» Quand M. Kahn redescendit, il était désolé.

      «Décidément, personne ne l'a vu, dit-il à ses collègues Béjuin et La Rouquette, qu'il rencontra au bas de l'hémicycle. On m'a assuré que l'empereur l'avait fait demander hier soir, mais j'ignore ce qu'il est résulté de l'entretien… Rien n'est ennuyeux comme de ne pas savoir à quoi s'en tenir.»

      M. La Rouquette, pendant qu'il tournait le dos, murmura à l'oreille de M. Béjuin:

      «Ce pauvre Kahn a joliment peur que Rougon ne se fâche avec les Tuileries. Il pourrait courir après son chemin de fer.» Alors, M. Béjuin, qui parlait peu, lâcha gravement cette phrase:

      «Le jour où Rougon quittera le Conseil d'État, ce sera une perte pour tout le monde.» Et il appela du geste un huissier, pour le prier d'aller jeter à la boîte les lettres qu'il venait d'écrire.

      Les trois députés restèrent au pied du bureau, à gauche. Ils causèrent prudemment de la disgrâce qui menaçait Rougon. C'était une histoire compliquée. Un parent éloigné de l'impératrice, un sieur Rodriguez, réclamait au gouvernement français une somme de deux millions, depuis 1808. Pendant la guerre d'Espagne, ce Rodriguez, qui était armateur, eut un navire chargé de sucre et de café capturé dans le golfe de Gascogne et mené à Brest par une de nos frégates, la Vitilante. A la suite de l'instruction que fit la commission locale, l'officier d'administration conclut à la validité de la capture, sans en référer au Conseil des prises.

      Cependant, le sieur Rodriguez s'était empressé de se pourvoir au Conseil d'État. Puis, il était mort, et son fils, sous tous les gouvernements, avait tenté vainement d'évoquer l'affaire, jusqu'au jour où un mot de son arrière-petite-cousine, devenue toute-puissante, finit par faire mettre le procès au rôle.

      Au-dessus de leurs têtes, les trois députés entendaient la voix monotone du président, qui continuait:

      «Présentation d'un projet de loi autorisant le département du Calvados à ouvrir un emprunt de trois cent mille francs… Présentation d'un projet de loi autorisant la ville d'Amiens à ouvrir un emprunt de deux cent mille francs pour la création de nouvelles promenades… Présentation d'un projet de loi autorisant le département des Côtes-du-Nord à ouvrir un emprunt de trois cent quarante-cinq mille francs, destiné à couvrir les déficits des cinq dernières années…» «La vérité est, dit M. Kahn en baissant encore la voix, que le Rodriguez en question avait eu une invention fort ingénieuse. Il possédait avec un de ses gendres, fixé à New York, des navires jumeaux voyageant à volonté sous le pavillon américain ou sous le pavillon espagnol, selon les dangers de la traversée… Rougon m'a affirmé que le navire capturé était bien à lui, et qu'il n'y avait aucunement lieu de faire droit à ses réclamations.

      – D'autant plus, ajouta M. Béjuin, que la procédure est inattaquable. L'officier d'administration de Brest avait parfaitement le droit de conclure à la validation, selon la coutume du port, sans en référer au Conseil des prises.» Il y eut un silence. M. La Rouquette, adossé contre le soubassement de marbre, levait le nez, tâchait de fixer l'attention de la belle Clorinde.

      «Mais, demanda-t-il naïvement, pourquoi Rougon ne veut-il pas qu'on rende les deux millions au Rodriguez?

      Qu'est-ce que ça lui fait?

      – Il y a là une question de conscience», dit gravement M. Kahn.

      M. La Rouquette regarda ses deux collègues l'un après l'autre; mais, les voyant solennels, il ne sourit même pas.

      «Puis, continua M. Kahn comme répondant aux choses qu'il ne disait pas tout haut, Rougon a des ennuis, depuis que Marsy est ministre de l'intérieur. Ils n'ont jamais pu se souffrir… Rougon me disait que, sans son attachement à l'empereur, auquel il a déjà rendu tant de services, il serait depuis longtemps rentré dans la vie privée… Enfin, il n'est plus bien aux Tuileries, il sent la nécessité de faire peau neuve.

      – Il agit en honnête homme, répéta M. Béjuin.

      – Oui, dit M. La Rouquette d'un air fin, s'il veut se retirer, l'occasion est bonne… N'importe, ses amis seront désolés. Voyez donc le colonel là-haut, avec sa mine inquiète; lui qui comptait si bien s'attacher son ruban rouge au cou, le 15 août prochain!.. Et la jolie Mme Bouchard qui avait juré que le digne M. Bouchard serait chef de division à l'Intérieur avant six mois! Le petit d'Escorailles,

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