Son Excellence Eugène Rougon. Emile Zola
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Quand la demie sonna, il y avait du monde partout.
Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, écrasés contre les parapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flots toujours montants, emplissait la place de l'Hôtel-de-Ville. En face, les vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirs de leurs fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages; et même, du fond des ruelles sombres bâillant sur la rivière, la rue Colombe, la rue Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec leurs brides envolées par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait une rangée de spectateurs, les coudes appuyés sur la pierre, comme sur le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout là-bas, le pont Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que les croisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaient régulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à la pointe de l'île, s'éclairaient par instants de la tache claire d'une robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les cheminées. Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement épandu, semblait le frisson même de cette foule; il roulait le rire ému de la houle des têtes; des ombrelles voyantes, tendues comme des miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des jupes et des paletots.
Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des fenêtres, c'était, à l'horizon, sur la muraille nue d'une maison à six étages, dans l'île Saint-Louis, une redingote grise géante, peinte à fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée au coude, comme si le vêtement eût gardé l'attitude et le gonflement d'un corps, à cette heure disparu. Cette réclame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de la fourmilière des promeneurs, une extraordinaire importance.
Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, au milieu de la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; à gauche, des soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue d'Arcole, pavoisée de drapeaux, tendue aux fenêtres d'étoffes riches, qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé vide, était la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement des moindres coins; et il faisait un étrange effet, désert, léger, avec son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les berges de la rivière, l'écrasement recommençait; des bourgeois endimanchés avaient étalé leurs mouchoirs, s'étaient assis là, à côté de leurs femmes, attendant, se reposant de tout un après-midi de flânerie. Au-delà du pont, au milieu de la nappe élargie de la rivière, très bleue, moirée de vert à la rencontre des deux bras, une équipe de canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans lequel on entendait les rires et les coups de battoir des blanchisseuses. Et ce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille têtes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame, qui dressaient de biais leur masse carrée, au dessus des maisons du quai Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur de rouille sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon formidable.
Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes bousculades dans la foule.
«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie», disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en compagnie de M. et de Mme Charbonnel.
C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché, éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane, un large chapeau de paille sans ruban.
Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir, chez Rougon, dans la cuisine.
«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers. C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement bien, disait-il; et il tutoyait le garçon.
Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux Tuileries, pour avoir des renseignements.
«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle a… L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé à cause des inondations… Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui coulait devant elle, de plus en plus compacte.
«Que de monde! murmura-t-elle.
– Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la province… Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé, la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs. Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille francs.
«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens, aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous, portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856.
«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel.
Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les profils du couple impérial. Elle s'attendrissait.
«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre l'autre,