Son Excellence Eugène Rougon. Emile Zola
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Читать онлайн книгу Son Excellence Eugène Rougon - Emile Zola страница 6
Rougon avait parlé. D'une tribune à l'autre, le colonel Jobelin échangea un clignement d'yeux avec le ménage Charbonnel; pendant que Mme Correur s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa dernière tirade. Déjà M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en étaient allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en promenant un regard autour de l'hémicycle. La pluie ne battait plus les vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage. Sous la lumière salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une buée d'ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques, le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne, mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La séance, dans ce jour brusquement tombé, se noyait. «Bon Dieu! on meurt là-dedans», dit Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune.
Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins.
En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et Mme Correur.
«Nous l'attendons, dit le colonel; peut-être sortira-t-il par ici… En tout cas, j'ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu'ils viennent me donner des nouvelles.» Mme Correur s'était approchée de la comtesse Balbi.
Puis, d'une voix désolée:
«Ah! ce serait un grand malheur!» dit-elle, sans s'expliquer davantage.
Le colonel leva les yeux au ciel.
«Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un silence. L'empereur commettrait une faute.» Et le silence recommença. Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus; mais un huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura:
«C'est crevant d'attendre.» Des soldats arrivaient. Le colonel annonça que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un derrière l'autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria:
«Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec!
– Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l'oreille du bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui; autrement vous l'entendriez! Il faut qu'il s'échauffe.» Cependant, les soldats avaient formé une double haie, de la salle des séances à la galerie de la présidence, ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir, portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l'épée à pommeau d'acier au côté. Puis, venait le président, qu'escortaient deux officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la présidence suivaient.
Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en homme du monde, malgré la pompe du cortège.
«Ah! vous êtes là», dit M. Kahn qui accourait effaré.
Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite au public, il les fit tous entrer, il les mena dans l'embrasure d'une des grandes portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond.
«Je l'ai encore manqué! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne, pendant que je le guettais dans la salle du général Foy… Mais ça ne fait rien, nous allons tout de même savoir. J'ai lancé Béjuin aux trousses de Delestang.» Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix bonnes minutes. Les députés sortaient d'un air nonchalant, par les deux grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains s'attardaient à allumer un cigare.
D'autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des poignées de main. Cependant, Mme Correur était allée contempler le groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en amère pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait peinte sur le cadre d'une fresque, comme envolée du tableau, la belle Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s'intéressait à ses bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l'embrasure de la porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix basse.
«Ah! voici Béjuin!» s'écria ce dernier.
Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement.
«Eh bien? lui demanda-t-on.
– Eh bien, la démission est acceptée. Rougon se retire.» Ce fut un coup de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du jardin la jolie Mme Bouchard qui marchait doucement au bras de M. d'Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient descendus avant les autres, ils avaient profité d'une porte ouverte; et, dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela de la main.
«Le grand homme se retire», dit-elle à la jeune femme qui soudait.
Mme Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et sérieuse; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans trouver un mot.
II
Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se retirait pour «des raisons de santé». Il était venu après son déjeuner au conseil d'État, voulant dès le soir laisser la place nette à son successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président, assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi dans la cavalerie.
«Donnez-moi une bougie allumée», demanda Rougon.
Et, comme l'huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.
«Merle, écoutez!.. Ne laissez entrer personne.
Entendez-vous, personne.
– Oui, monsieur le président», répondit l'huissier qui referma la porte sans bruit.
Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à l'autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait soigneusement les cartons.
«Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin», murmura-t-il.
Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête magnifique, très chauve, mais d'une de ces calvities précoces qui plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives que les peintres d'imagination aiment à prêter aux grands hommes politiques.
«Merle vous est très dévoué», finit-il par dire.
Et il replongea la tête dans le carton qu'il fouillait.
Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie,