История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Антуан Франсуа Прево
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Читать онлайн книгу История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut - Антуан Франсуа Прево страница 11
Le supérieur parut à l’instant ; il était prévenu sur mon arrivée. Il me salua avec beaucoup de douceur. « Mon père, lui dis-je, point d’indignités ; je perdrai mille vies avant que d’en souffrir une. – Non, non, monsieur, me répondit-il ; vous prendrez une conduite sage, et nous serons contents l’un de l’autre. » Il me pria de monter dans une chambre haute. Je le suivis sans résistance. Les archers nous accompagnèrent jusqu’à la porte, et le supérieur, y étant entré, leur fit signe de se retirer.
« Je suis donc votre prisonnier ? lui dis-je. Eh bien, mon père, que prétendez-vous faire de moi ? » Il me dit qu’il était charmé de me voir prendre un ton raisonnable ; que son devoir serait de travailler à m’inspirer le goût de la vertu et de la religion, et le mien de profiter de ses exhortations et de ses conseils ; que pour peu que je voulusse repondre aux attentions qu’il aurait pour moi, je ne trouverais que du plaisir dans ma solitude. « Ah ! du plaisir ! repris-je ; vous ne savez pas, mon père , l’unique chose qui est capable de m’en faire goûter, » – Je le sais, reprit-il ; mais j’espère que votre inclination changera. » Sa réponse me lit comprendre qu’il était instruit de mes aventures, et peut-être de mon nom. Je le priai de m’éclaircir. Il me dit naturellement qu’on l’avait informé de tout.
Cette connaissance fut le plus rude de tous mes châtiments. Je me mis à verser un ruisseau de larmes, avec toutes les marques d’un affreux désespoir. Je ne pouvais me consoler d’une humiliation qui allait me rendre la fable de toutes les personnes de ma connaissance et la honte de ma famille. Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abattement, sans être capable de rien entendre, ni de m’occuper d’autre chose que de mon opprobre. Le souvenir même de Manon n’ajoutait rien à ma douleur. Il n’y entrait du moins que comme un sentiment qui avait précédé cette nouvelle peine , et la passion dominante de mon âme était la honte et la confusion.
Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n’est sensible qu’à cinq ou six passions dans le cercle desquelles leur vie se passe et où toutes leurs agitations se réduisent. Otez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, l’espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’un caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes : il semble qu’elles aient plus de cinq sens, et qu’elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, il n’y a rien dont elles soient plus jalouses. De là vient qu’elles souffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la honte est une de leurs plus violentes passions.
J’avais ce triste avantage à Saint-Lazare. Ma tristesse parut si excessive au supérieur, qu’en appréhendant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur et d’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il me prenait souvent avec lui pour faire un tour de jardin, et son zèle s’épuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevais avec douceur, je lui marquais même de la reconnaissance : il en tirait l’espoir de ma conversion.
Je pris un jour la hardiesse de lui demander si c’était de lui que mon élargissement dépendait. Il me dit qu’il n’en était pas absolument le maître, mais que, sur son témoignage, il espérait que monsieur de G*** M***, à la sollicitation duquel monsieur le lieutenant général de police m’avait fait renfermer, consentirait à me rendre la liberté. « Puis-je me flatter, repris-je doucement, que deux mois de prison que j’ai déjà essuyés lui paraîtront une expiation suffisante ? » Il me promit de lui en parler si je le souhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office.
Il m’apprit, deux jours après, que monsieur de G*** M*** avait été si touché du bien qu’il avait entendu dire de moi, que non seulement il paraissait être dans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu’il avait même marqué beaucoup d’envie de me connaître plus particulièrement, et qu’il se proposait de me rendre une visite dans ma prison. Quoique sa présence ne pût m’être agréable, je la regardai comme un acheminement prochain à ma liberté.
Il vint effectivement à Saint-Lazare. Je lui trouvai l’air plus grave et moins sot qu’il ne l’avait eu dans la maison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur ma mauvaise conduite. Il ajouta, pour justifier apparemment ses propres désordres, qu’il était permis à la faiblesse des hommes de se procurer certains plaisirs que la nature exige, mais que la friponnerie et les artifices honteux méritaient d’être punis.
Je l’écoutai avec un air de soumission dont il parut satisfait. Je ne m’offensai pas même de lui entendre lâcher quelques railleries sur ma fraternité avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapelles dont il supposait, me dit-il, que j’avais dû faire un grand nombre à Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir à cette pieuse occupation. Mais il lui échappa, malheureusement pour lui et pour moi-même, de me dire que Manon en aurait fait aussi sans doute de fort jolies à l’hôpital. Malgré le frémissement que le nom d’hôpital me causa, j’eus encore le pouvoir de le prier avec douceur de s’expliquer : « Hé oui ! reprit-il, il y a deux mois qu’elle apprend la sagesse à l’Hôpital Général, et je souhaite qu’elle en ait tiré autant de profit que vous à Saint-Lazare. »
Quand j’aurais eu une prison éternelle ou la mort même présente à mes yeux, je n’aurais pas été le maître de mon transport à cette furieuse nouvelle. Je me jetai sur lui avec une si affreuse rage, que j’en perdis la moitié de mes forces. J’en eus assez néanmoins pour le renverser par terre et pour le prendre à la gorge. Je l’étranglais, lorsque le bruit de sa chute et quelques cris aigus que je lui laissais à peine la liberté de pousser attirèrent le supérieur et plusieurs religieux dans ma chambre. On le délivra de mes mains.
Le supérieur, ayant ordonné à ses religieux de le conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendre promptement d’où venait ce désordre. « O mon père ! lui dis-je, en continuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plus horrible cruauté, imaginez-vous la plus détestable de toutes les barbaries, c’est l’action que l’indigne G*** M*** a eu la lâcheté de commettre. Oh ! il m’a percé le cœur. Je n’en reviendrai jamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai-je en sanglatant. Vous êtes bon, vous aurez pitié de moi. »
Je lui fis un récit abrégé de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de la situation florissante de notre fortune avant que nous eussions été dépouillés par nos propres domestiques, des offres que G*** M*** avait faites à ma maîtresse, de lа conclusion de leur marché, et de la manière dont il avait été rompu. Je lui représentai les choses, à la vérité, du côté le plus favorable pour nous. « Voilà, continuai-je, de quelle source est venu le zèle de M. de G*** M*** pour ma conversion. Il a eu le crédit de me faire renfermer ici par un pur motif de vengeance. Je le lui pardonne ; mais, mon père, ce n’est pas tout : il a fait enlever cruellement la plus chère moitié de moi-même ; il l’a fait mettre honteusement à l’hôpital ; il a eu l’impudence de me l’annoncer aujourd’hui de sa propre bouche. A l’hôpital, mon père ! O ciel ! ma charmante maîtresse, ma chère reine à l’hôpital, comme la plus infâme de toutes les créatures ! Où trouverai-je assez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte ? »
Le bon père, me voyant dans cet excès d’affliction, entreprit de me consoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de la manière dont je la racontais ; qu’il avait su, à la vérité, que je vivais dans le désordre, mais qu’il s’était figuré que ce qui avait obligé monsieur de G*** M*** d’y prendre intérêt était quelque liaison d’estime et d’amitié avec ma famille ; qu’il ne s’en était expliqué à lui-même que sur ce pied ; que ce que je venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mes affaires, et qu’il ne doutait pas que le récit