La Danse Des Ombres. Nicky Persico
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C’est ainsi que, ce jour-là, l’eau commença vraiment à lui parler.
Oh, bien entendu, tout le monde sait que les fous sont convaincus de l’existence des voix, voix qu’ils sont les seuls à entendre. Mais lui ne l’était nullement.
Quoi qu’il en soit, cela n’avait pas la moindre importance. Quel mal y avait-il à cela?
Et puis, cette goutte se mit à lui raconter tant de choses, tant de belles choses.
Pour commencer, elle le félicita de l’avoir conservée avec tendresse. Preuve de sagesse, ajouta-t-elle avec assurance.
Il conservait un souvenir très précis de ses paroles: «Les humains sont contradictoires, pour ne pas dire parfois étranges, eh oui. Sans vouloir t’offenser, bien sûr: c’est un simple constat. Il leur arrive de croire en de simples pierres précieuses telles que les émeraudes, les saphirs, les rubis, sans se rendre compte que ces dernières ne sont dans le fond que carbone: fossilisé, jeune et inexpérimenté. Alors que moi je suis l’eau et j’existe depuis la nuit des temps. C’est moi qui suis à l’origine de la vie sur la planète, et sans moi, il n’y a rien qui ne puisse vivre longtemps: si je viens à manquer, chaque être meurt. Même l’arbre, qui ensuite devient carbone et même diamant au fil des siècles. Mais auparavant, il était vivant: j’étais donc déjà là. Ou tout au moins, j’ai été là: sans moi, ce même arbre désormais devenu pierre brillante n’aurait ni vu le jour, ni vécu, ni survécu, à vrai dire. J’étais là avant. Avant toute chose. Je lui ai donné son essence, puis, une fois son cycle de vie terminé, j’en suis partie. Et j’ai poursuivi mon chemin, cette vie éternelle qui rend possible chaque existence. Ailleurs. Je suis ce qu’il y a de plus précieux sur cette planète. Tout le monde m’a sous les yeux, et pourtant personne ne me remarque. Mais toi tu m’as gardée avec toi, sage que tu es. Sage et triste à la fois.»
Ah ça oui, il s’en souvenait bien. Tant des mots que de la délicatesse. En même temps, elle avait remarqué sa tristesse et en fut attendrie. Tandis que les autres, les humains, répondaient par la méfiance à son repli sur lui-même. Parfois même avec dureté. Et en retour il se durcissait encore plus, et les gens à leur tour réagissaient encore plus durement.
Jusqu’à ce qu’il soit obligé de se renfermer sur lui-même, pour se défendre: pour survivre.
Et il se retrouva seul.
Cette perle transparente, en revanche, avait ouvert son esprit à un autre univers: le monde des choses qu’il croyait inanimées. C’est ainsi que les hommes les appellent.
Ces idiots.
Idiots et ingrats.
L’eau et lui se comprenaient au sujet de l’humanité tout entière. Qu’avait-il retiré de cette vie?Désillusions, rancœurs, trahisons, opportunismes: tout ceci mis bout à bout le faisait arriver jusqu’en Chine.
Les hommes ne voulaient plus de lui? Très bien: lui non plus ne voulait plus d’eux. Et puis parfois, les histoires que l’eau racontait étaient réellement passionnantes. Comme ce matin nuageux où elle se mit à relater la fois où elle avait été la partie liquide de l’œil d’un dinosaure, et à décrire ce qu’elle voyait de la planète: des couchers de soleil embrasés d’une couleur rubis intense sans pareil, des silences profonds comme il n’en existe plus, de puissants grondements et des éclairs de lumière aveuglants.
Que d’aventures, à en avoir le souffle coupé.
Une autre fois encore, elle raconta avoir été le sang d’une guerrière amoureuse: une femme qui s’était déguisée afin de suivre l’armée de son bien-aimé dans la forêt et pouvoir ainsi veiller sur lui et être à ses côtés en secret. La goutte raconta comment, par un matin ensoleillé, celle-ci se sacrifia pour lui, ce qu’il ignora pour le restant de ses jours. Après des jours de marche et de campements, au lever du jour, un affrontement avec l’ennemi. Pendant la bataille, faisant fi des bruits métalliques et des marteaux brisant crânes et os, des hurlements déchirants et des lames qui lacéraient les chairs, elle se tenait toujours non loin de lui, mais deux ou trois pas en arrière pour n’être ni vue ni reconnue. Et soudain, féline et déterminée, elle fit obstacle à une lance pointue qu’elle vit juste à temps fondre du ciel, sans bruit: afin de le sauver, elle choisit d’en être elle-même transpercée.
Un cri de gorge étouffé.
Il eut ainsi la vie sauve, tandis qu’elle, gisant à terre, souriait au ciel et à la mort en murmurant son nom. La goutte fut expulsée dans le flot de sang qui jaillit de sa poitrine à travers l’entaille faite par la pointe acérée qui lui fendit atrocement le sternum. De la pierre polie sur laquelle elle vint finir sa course, la goutte put observer les yeux de la femme, grands ouverts et sereins, alors qu’elle rendait son dernier soupir: ils demeurèrent cristallisés sur la voûte céleste, les iris rivés vers l’infini.
La goutte n’avait jamais appartenu à une vie dont le pouls battait si fort, elle ajouta: «Son cœur était vaillant, elle était dotée d’une grande force intérieure, inconnue de moi jusqu’alors et que je n’ai jamais plus retrouvé chez aucun être vivant dont j’ai été la lymphe.»
Oh oui, elle avait vu tant de choses, cette précieuse substance. Et comme elle en décrivait bien les sensations, les nuances. Les chromatismes de l’âme, sans nul doute. Et il avait réussi à se convaincre que cette goutte d’eau devait en avoir une, elle aussi: grande, et belle. C’est pour cette raison qu’il avait eu si peur à l’idée de l’avoir perdue à jamais. Cela aurait été comme trahir quelqu’un à qui l’on tient vraiment, ce qui revient à se trahir soi-même: rompre un équilibre universel de confiance qu’il est impossible de retrouver.
Ragaillardi, il regarda autour de lui.
Il était arrivé, qui sait comment, dans une très vieille gare. Il l’avait tout de suite compris à l’odeur de fer, de bois et de pierres. Cette odeur, il la connaissait bien. Il en prit conscience précisément car elle lui était familière et en fut surpris: celle-ci n’existait plus dans les gares d’aujourd’hui. Mais il l’avait connue lorsqu’il était enfant, oui.
Il ferma les yeux et inspira à nouveau: mais oui, c’était ça!
Les choses. Les choses.
Elles savent revenir à notre mémoire, les choses. De mille et une façons: même par les odeurs. Durant toute la vie.
Et ces senteurs éveillèrent d’autres souvenirs. Des fragments d’enfance, lorsqu’il restait dans la gare, devant ce qui le laissait ébaubi: les bruits, le lointain coup de sifflet, le crissement des freins, la fumée. Et quand il rentrait à la maison, le soir, avant de dormir, il en rêvait.
Il rêvait qu’il montait, un jour, sur un de ces wagons fascinants et mystérieux. Il rêvait du chef de gare avec son panneau et son sifflet, du train qui lançait des bouffées de fumée, lui saluant les personnes et la partie de lui qui restait en ce lieu.
Il rouvrit les yeux, se leva du banc, et parcourut le quai.
Un vieux réverbère suspendu, renvoyant une faible lumière, se balançait en grinçant: c’était elle, la lumière qu’il avait suivie.
Il atteignit un petit bâtiment aux murs lézardés: de l’intérieur provenait une lueur. Il franchit le seuil.