La Danse Des Ombres. Nicky Persico
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Il fut accueilli par un hall, peu éclairé lui aussi: devant lui, un petit guichet et une vitre avec un trou en son centre. À vrai dire, plutôt sale et éraflée par les années jusqu’à en être devenue presque opaque.
Autour, personne, hormis un silence absolu.
De l’autre côté de la vitre était assis un homme, portant un uniforme élimé gris tel qu’en portent les employés des chemins de fer, assorti d’une casquette tout aussi élimée. En fait, il ne semblait même pas l’avoir vu entrer, étant donné qu’il ne leva même pas les yeux. Appliqué, il s’employait à écrire quelque chose à l’aide d’un petit crayon ancien, dont il léchait de temps à autre la pointe. Geste démodé, pensa-t-il en lui-même. Il n’en demeura pas moins fasciné. C’était donner de la valeur aux choses, aux gestes, au crayon même et au papier, et par conséquent également aux mots qui allaient être reproduits avec méthode sur la feuille.
Asdrubale s’éclaircit doucement la gorge pour attirer l’attention de l’homme, mais celui-ci, indifférent, continuait à inscrire quelque chose d’indéchiffrable sur les lignes parallèles.
Il toqua alors poliment sur la vitre avec sa phalange, et dit «Bonsoir».
L’homme en uniforme resta immobile mais leva le regard et répondit à son tour «Bonsoir». Il n’ajouta rien d’autre. Situation pour le moins embarrassante. Il semblait attendre que ce soit lui, un voyageur potentiel, qui poursuive la conversation.
Quelles genres de manières étaient-ce là, étant donné que, de toute évidence, il s’agissait d’une billetterie. Et pourtant, curieusement, son comportement n’avait rien d’ouvertement grossier.
Comme le silence se prolongeait, Asdrubale se vit contraint de poursuivre la conversation.
«Excusez-moi. Je souhaiterais acheter un billet.»
À ces mots, l’homme derrière la vitre s’interrompit. Il posa son crayon, releva lentement la tête et fixa Asdrubale d’un regard intense. Il se recula, posant son dos contre le dossier et croisa les mains sur ses genoux avec un regard qui pouvait sembler perplexe.
«Un billet, dites-vous. Pour quelle heure, quel jour, et quelle destination, si vous me permettez?»
Et voilà qu’il prend maintenant un ton supérieur!
Non seulement il ne m’a pas dit bonjour, si ce n’est pour me répondre, il n’a pas non plus cherché à savoir s’il pouvait m’être utile en quoi que ce soit, et voilà qu’il semble maintenant vouloir souligner l’absence de clarté de ma requête!
Soit!
«À vrai dire, je ne sais pas. Le premier train qui passe et qui a pour destination l’endroit le plus éloigné qui soit fera parfaitement l’affaire. Un aller simple. Merci.»
Un silence irréel s’installa à nouveau.
Le guichetier le regarda à nouveau et parut encore plus absorbé. Puis, il se pencha vers un tiroir et en sortit un carnet. Après avoir extrait un coupon en papier cartonné, il le glissa dans une étrange machine d’impression et tira ensuite un levier. Bruyamment, le billet fut imprimé et il le retourna lentement, tout en l’observant. Il souffla dessus puis le fit passer soigneusement par une fente située au bas de la séparation vitrée éraflée, sous laquelle le passager potentiel avait entre temps fait glisser un billet de banque.
L’homme à la casquette le prit et le glissa rapidement dans la caisse, et resta assis, les bras croisés. Il ajouta seulement «Il part dans quelques minutes». Et il le regarda à nouveau, fixement, en silence.
Asdrubale en déduisit que le montant devait être exact et qu’aucune monnaie ne devait lui être rendue.
Après avoir pris le billet, il le glissa dans sa poche de manteau et salua l’homme:
«Bonsoir.»
«Bonsoir à vous» répondit le guichetier, sans rien ajouter d’autre.
Alors qu’Asdrubale, désormais le dos tourné, se dirigeait vers la sortie pour rejoindre le quai, il entendit ces mots, prononcés à voix haute: «Et bon voyage.»
Enfin, il trouvait un peu de gentillesse dans ce lieu oublié.
Cette fois-ci, il ne répondit pas. Il sortit.
Étrangement, c’est seulement à ce moment-là qu’il se rendit compte qu’il n’y avait qu’un seul quai. Pour autant qu’il sache, même dans les petites gares, il devait toujours y en avoir au moins deux, ou plus. Comme quoi, on fait des découvertes intéressantes lorsqu’on va se promener pour la dernière fois. Peut-être que cet endroit n’était qu’un petit point de transit, une zone d’échange, ou qui sait quoi d’autre. Après tout, il ne comprenait pas grand-chose aux trains. Mais, deux rails et une forêt tout autour: c’était sûrement peu commun, pensa-t-il .
Allez savoir.
Dès lors, il put se remettre à songer à l’eau et à ses récits fantasmagoriques.
Comme par exemple ce matin-là où elle lui raconta ses migrations: la goutte retournait sur la Terre et à un moment donné abandonnait l’élément dont elle avait fait partie, en s’évaporant.
Elle raconta comment, tandis qu’elle s’élevait dans le ciel, elle regardait la Terre se faire de plus en plus petite, fascinée. Entre les nuages, elle rencontrait d’autres gouttes, et parfois certaines ne lui étaient pas inconnues, leurs chemins s’étant croisés dans le passé. Elles se saluaient et échangeaient des histoires de toutes sortes. Et ensemble elles devenaient des nuages spectaculaires qui, à un moment donné, partaient lentement en voyage. Et quels panoramas, et quelles traversées aériennes! En tant que cirrus, nimbus, cumulus. À dessiner des formes, à décrire des circonvolutions. À survoler des océans, des montagnes, des campagnes, des fleuves et des étendues immenses. Jusqu’à ce que, sur ordre du vent, soit venu le moment de redescendre.
Quelle émotion, de plonger vers le sol! Un vol en chute libre.
«Ce moment, c’est toujours comme si c’était la première fois.»
Elle s’était confessée à lui avec ces mots exacts.
Puis sur Terre elle venait terminer sa course: parfois dans une plante, parfois dans une flaque d’eau, parfois dans un être vivant. Et le cycle de la vie pouvait recommencer. Comme il en était depuis la nuit des temps.
De ses rêveries il fut soudain ramené à la réalité par une lumière à l’autre bout du quai et par des bouffées de fumées cycliques et constantes qui se faisaient de plus en plus proches: le train arrivait.
Quelle situation étrange, pensa-t-il: il ne savait pas où il allait, et cela ne lui importait pas. C’était justement cela qui le faisait se sentir heureux: il prenait le train pour la dernière fois, sans même savoir où ce dernier allait l’emmener. Où est-ce qu’il allait arriver. Où est-ce qu’il allait aller. Il savait seulement qu’il ne reviendrait plus jamais.
Soudain, il remarqua le guichetier à ses côtés.
Ce dernier tenait à présent un panneau et un sifflet. Apparemment, dans cette gare, c’est lui qui faisait