Corysandre. Hector Malot
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Mais Savine avait tout de suite éteint ce beau feu il n'apporterait pas ces six cent mille francs, il n'en apporterait pas cinquante mille, pas même dix mille; mais il était disposé, dans un but moral et pour sauver les malheureux qui se ruinaient, à essayer le système des «combinaisons inexorables,» seulement il voulait l'essayer lui-même; bien entendu il le payerait... s'il gagnait.
Le lendemain matin, le marquis de Mantailles s'était présenté à la porte du pavillon que le prince Savine occupait sur le Graben, et tout de suite il avait été introduit; Savine, bien que mal éveillé, avait remarqué qu'il était porteur d'une sorte de petite boîte plate enveloppée dans une serviette de serge grise et d'un petit sac de toile comme ceux dont se servent les joueurs de loto.
—Je ne recevrai personne, dit Savine au domestique qui avait introduit le marquis.
Pendant ce temps, le vieux joueur avait précieusement déposé sa boîte et son sac sur une table; puis, le domestique étant sorti, il s'était approché du lit de Savine: sa physionomie s'était transfigurée; il avait l'air d'un pauvre vieux bonhomme usé, écrasé en entrant, maintenant il s'était relevé, c'était un homme digne et fier, inspiré, sûr de lui.
—Avant tout, je dois vous montrer par l'expérience la rigoureuse exactitude de ce que je viens de vous expliquer, et c'est dans ce but que je me suis muni de différents objets utiles à ma démonstration.
Ces objets utiles à la démonstration des «combinaisons inexorables» étaient une petite roulette, un tapis de drap divisé comme le sont les tables de trente-et-quarante, six jeux de cartes, et enfin, dans le sac en toile, des haricots blancs et rouges.
Aussitôt que le professeur eut étalé son tapis sur une table et disposé en deux masses ses haricots, les rouges pour Savine, les blancs pour lui, la démonstration commença; à onze heures, Savine avait deux cent-quarante haricots gagnés contre la banque, c'est-à-dire deux cent-quarante mille francs.
Le lendemain, la démonstration continua; puis le surlendemain, pendant dix jours, et au bout de ces dix jours Savine avait gagné dix-neuf cent cinquante haricots, c'est-à-dire près de deux millions de francs.
L'expérience était décisive; maintenant c'étaient de vrais billets de banque que Savine pouvait risquer; mais, chose extraordinaire, au lieu de gagner il perdit.
Et cela était d'autant plus exaspérant que, ce jour-là, Otchakoff fit sauter la banque au milieu de l'enthousiasme général.
Le lendemain Savine perdit encore, puis le troisième jour, puis le quatrième.
—Courage, disait le marquis de Mantailles, plus vous perdez, plus vous avez de chance de gagner; l'équilibre ne peut pas ne pas se rétablir.
Cependant il ne se rétablit point; au bout de quinze jours, Savine avait perdu cinq cent mille francs, et ce qui lui était plus sensible encore que cette perte d'argent, il les avait perdus sans que cela fit sensation et tapage.
—Il n'a pas de chance, le prince Savine, disait-on.
—Et pourtant il est prudent.
Prudent et malheureux, c'était trop; quelle honte!
Cependant il n'abandonna pas la lutte; mais, puisque le jeu ne soulevait pas le tapage qu'il avait espéré, il chercha un autre moyen pour forcer l'attention publique à se fixer sur lui, et il crut le trouver en s'attachant très ostensiblement à une jeune fille, mademoiselle Corysandre de Barizel, qui, par sa beauté éblouissante, était la reine de Bade, comme Otchakoff en était le roi par son audace au jeu.
II
C'était aussi l'hiver précédent, presque en même temps qu'Otchakoff, que la belle Corysandre, sous la conduite de sa mère, la comtesse de Barizel, avait fait son apparition à Paris.
Elle venait, disait-on, d'Amérique, de la Louisiane, où son père, le comte de Barizel, qui descendait des premiers colons français établis dans ce pays, avait possédé d'immenses propriétés, aux mains de sa famille depuis près de deux cents ans; le comte avait été tué dans la guerre de Sécession, commandant une brigade de l'armée du Sud, et sa veuve et sa fille avaient quitté l'Amérique pour venir s'établir en France, où elles voulaient vivre désormais.
C'était dans une des deux grandes fêtes que donnait tous les ans le financier Dayelle qu'elles avaient paru pour la première fois.
Bien que Dayelle ne fût qu'un homme d'argent, un enrichi, les fêtes qu'il donnait dans son hôtel de la rue de Berry comptaient parmi les plus belles et les mieux réussies de Paris. Quand on avait un grand nom ou quand on occupait une haute situation on se moquait bien quelquefois, il est vrai, de Dayelle en rappelant d'un air dédaigneux qu'il avait commencé la vie par être commis chez un marchand de toile, puis fabricant de toile lui-même, puis filateur de lin, puis banquier, puis l'un des grands faiseurs de son temps; mais on n'en recherchait pas moins les invitations de ce parvenu qui, deux fois par an, pour chacune de ses fêtes, ne dépensait pas moins de cent mille francs en décorations nouvelles, en fleurs, et surtout en artistes qu'on n'entendait que chez lui.
Ce n'était pas seulement les meilleurs artistes que Dayelle tenait à offrir à ses invités, c'était encore tout ce qui, à un titre quelconque: gloire, talent, beauté, fortune, promettait d'arriver bientôt à la célébrité; il ne fallait pas être contesté, mais d'autre part il ne fallait pas non plus être consacré, puisqu'il avait la prétention d'être lui-même le consacrant. Aussi en allant chez lui s'attendait-on toujours à quelque surprise. Quelle serait-elle? On n'en savait rien, car il la cachait avec soin pour que l'effet produit fût plus grand; mais enfin on savait qu'on en aurait une qui, pour ne pas figurer sur le programme, faisait cependant partie obligée de ce programme.
Celle que causa la beauté de Corysandre fut des plus vives et pendant huit jours elle fournit le sujet de toutes les conversations.
—Vous avez vu cette jeune Américaine avec sa mère?
—Parbleu, seulement ce n'est pas une Américaine, c'est une française; elle est d'origine française: il y a encore dans le Poitou des Barizel de très vieille et très bonne noblesse, et c'est d'un membre de cette famille qui, il y a plus de deux cents ans, alla s'établir en Amérique, que descend cette belle jeune fille.
—Riches les Barizel?
—On le dit: cinq ou six cent mille francs de rente; mais je n'en sais rien. Si vous avez des prétentions à la main de cette belle fille, ne tablez donc pas sur ce que je vous dis; ces fortunes d'Amérique ressemblent souvent aux bâtons flottants. La seule chose certaine, c'est que la mère a acheté un terrain dans les Champs-Elysées où elle va, dit-on, faire construire un hôtel.
—Ça c'est quelque chose.
—C'est beaucoup si l'hôtel est construit; mais s'il ne l'est pas, si on en voit jamais que le plan, ce n'est rien. J'ai connu des gens qui, avec un terrain et un plan qu'ils montraient à propos et dont ils parlaient; ont pendant de longues années fait croire à une fortune qui n'existait pas et n'avait jamais existé.