Sapho. Alphonse Daudet

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Sapho - Alphonse Daudet

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en pleine garrigue provençale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de sa mère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour le défendre contre les entraînements du plaisir sajoutait encore lexemple dun frère de son père, dont les désordres, les folies avaient à demi ruiné leur famille et mis lhonneur du nom en péril.

      Loncle Césaire! Rien quavec ces deux mots et le drame intime quils évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que celui de cette amourette à laquelle il navait jamais donné dimportance. Pourtant ce fut plus dur à rompre quil ne se limaginait.

      Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, des consignes inexorables. «Je nai pas damour-propre…» lui écrivait-elle. Elle guettait lheure de ses repas au restaurant, lattendait devant le café où il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scènes. Sil était en compagnie, elle se contentait de le suivre, dépier le moment où il restait seul.

      «Veux-tu de moi, ce soir?… Non?… Alors ce sera pour une autre fois.» Et elle sen allait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretés et lhumiliation du mensonge quil balbutiait à chaque rencontre. «Lexamen tout proche… le temps qui manquait… Après, plus tard, si ça la tenait encore…» De fait, il comptait, sitôt reçu, prendre un mois de vacances dans le Midi et quelle loublierait pendant ce temps-là.

      Malheureusement, lexamen passé, Jean tomba malade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, senvenima. Il ne connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avait éloignés et dispersés. Dailleurs il fallait ici plus quun dévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand qui sinstalla près de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une soeur de garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux heures de fièvre, le reportaient à une grosse maladie denfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire «merci, Divonne», quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front.

      — Ce nest pas Divonne… cest moi… je te veille…

      Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une loge de concierge; et Jean nen revenait pas de ce quil y avait dalerte, dingénieux, dexpéditif, dans ces mains dindolence et de volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, — un divan dhôtel du Quartier, moelleux comme la planche dun poste de police.

      — Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi?… lui demandait-il un jour… Je suis mieux à présent… Il faudrait rassurer Machaume.

      Elle se mit à rire. Beau temps quelle courait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la défroque, même la literie. Il lui restait la robe quelle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauvé par sa bonne… Maintenant sil la renvoyait, elle serait à la rue.

      III

      «Cette fois, je crois que jai trouvé… Rue dAmsterdam, vis-à- vis la gare… Trois pièces, et un grand balcon… Si tu veux, nous irons voir, après ton ministère… cest haut, cinq étages… mais tu me porteras. Cétait si bon, tu te rappelles…» Et tout amusée de ce souvenir, elle se frôlait, se roulait dans son cou, cherchait lancienne place, sa place.

      À deux, dans leur garni dhôtel, avec les moeurs du quartier, ces traîneries par lescalier de filles en filets et en savates, ces cloisons de papier derrière lesquelles grouillaient dautres ménages, cette promiscuité des clés, des bougeoirs, des bottines, la vie devenait intolérable. Non pas à elle certes; avec Jean, le toit, la cave, même légout, tout lui était bon pour nicher. Mais la délicatesse de lamant seffarouchait de certains contacts, auxquels, garçon, il ne pensait guère. Ces ménages dune nuit le gênaient, déshonoraient le sien, lui causaient un peu la tristesse et le dégoût de la cage des singes au Jardin des Plantes, grimaçant tous les gestes et les expressions de lamour humain. Le restaurant aussi lennuyait, ce repas quil fallait aller chercher deux fois par jour au boulevard Saint-Michel, dans une grande salle encombrée détudiants, délèves des Beaux-Arts, peintres, architectes, qui sans le connaître avaient lhabitude de sa figure, depuis un an quil mangeait là.

      Il rougissait — en poussant la porte — de tous ces yeux tournés vers Fanny, entrait avec la gêne agressive des tout jeunes gens qui accompagnent une femme; et il craignait aussi la rencontre dun de ses chefs du ministère ou de quelquun de son pays. Puis la question déconomie.

      — Que cest cher!… disait-elle chaque fois, emportant et commentant la petite note du dîner… Si nous étions chez nous, jaurais fait marcher la maison trois jours pour ce prix-là.

      — Eh bien, qui nous empêche?…

      Et lon se mit en quête dune installation.

      Cest le piège. Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goût du «home» quont mis en eux léducation familiale et la tiédeur du foyer.

      Lappartement de la rue dAmsterdam fut loué tout de suite et trouvé charmant, malgré ses pièces en enfilade qui ouvraient, — la cuisine et la salle sur une arrière-cour moisie où montaient dune taverne anglaise des odeurs de rinçure et de chlore, — la chambre sur la rue en pente et bruyante, secouée jour et nuit aux cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus, aux sifflets darrivée et de départ, tout le vacarme de la gare de lOuest développant en face ses toitures en vitrage couleur deau sale. Lavantage, cétait de savoir le train à sa porte, et Saint-cloud, Ville-dAvray, Saint-Germain, les vertes stations des bords de la Seine presque sous leur terrasse. Car ils avaient une terrasse, large et commode, qui gardait de la munificence des anciens locataires une tente de zinc peinte en coutil rayé, ruisselante et triste sous le crépitement des pluies dhiver, mais où lon serait très bien lété pour dîner au bon air, comme dans un chalet de montagne.

      On soccupa des meubles. Jean ayant fait part chez lui de son projet dinstallation, tante Divonne, qui était comme lintendante de la maison, envoya largent nécessaire; et sa lettre annonçait en même temps le prochain arrivage dune armoire, dune commode, et dun grand fauteuil canné, tirés de la «Chambre du vent» à lintention du Parisien.

      Cette chambre, quil revoyait au fond dun couloir de Castelet, toujours inhabitée, les volets clos attachés dune barre, la porte fermée au verrou, était condamnée, par son exposition aux coups du mistral qui la faisaient craquer comme une chambre de phare. On y entassait des vieilleries, ce que chaque génération dhabitants reléguait au passé devant les acquisitions nouvelles.

      Ah! si Divonne avait su à quelles singulières siestes servirait le fauteuil canné, et que des jupons de surah, des pantalons à manchettes empliraient les tiroirs de la commode Empire… Mais le remords de Gaussin à ce sujet se trouvait perdu dans les mille petites joies de linstallation.

      Cétait si amusant, après le bureau, entre chien et loup, de partir en grandes courses, serrés au bras lun de lautre, et de sen aller dans quelque rue de faubourg choisir une salle à manger, — le buffet, la table et six chaises, ou des rideaux de cretonne à fleurs pour la croisée et le lit. Lui acceptait tout, les yeux fermés; mais Fanny regardait pour deux, essayait les chaises, faisait, glisser les battants de la table, montrait une expérience marchandeuse.

      Elle connaissait les maisons où lon avait à prix de fabrique une batterie de cuisine complète pour petit ménage, les quatre casseroles en fer, la cinquième émaillée pour le chocolat du matin; jamais de cuivre, cest trop long à nettoyer. Six couverts de métal

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