Germinie Lacerteux. Edmond de Goncourt

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Germinie Lacerteux - Edmond de Goncourt

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et soutenues, les petites arrivèrent vite l'insolence. Mlle de Varandeuil avait la vivacité de sa bonté. Chez elle, la main appartenait, aussi bien que le cœur, au premier mouvement. Puis sur la manière d'élever les enfants, elle pensait comme son temps. Elle toléra bien sans rien dire deux ou trois impertinences, mais, à la quatrième, elle empoigna la rieuse et, lui troussant les jupes, elle lui donna, malgré ses douze ans, la plus belle fessée qu'elle eut jamais reçue. La mulâtresse jeta les hauts cris, dit à sa belle-sœur qu'elle avait toujours détesté ses enfants, qu'elle voulait les lui tuer. Le frère s'interposa entre les deux femmes et parvint à les rapatrier tant bien que mal. Mais il arriva de nouvelles scènes où les petites filles, enragées contre la femme qui faisait pleurer leur mère, torturèrent leur tante avec des raffinements d'enfants terribles mêlés à des cruautés de petites sauvagesses. Après plusieurs replâtrages, il fallut se séparer. Mlle de Varandeuil se décida à quitter son frère qu'elle voyait trop malheureux dans ce tiraillement journalier de ses plus chères affections. Elle le laissa à sa femme, à ses enfants. Cette séparation fut un des grands déchirements de sa vie. Elle qui était si forte contre l'émotion, si concentrée, et que l'on voyait mettre comme un orgueil souffrir, manqua faiblir quand il lui fallut quitter cet appartement où elle avait rêvé un peu de bonheur dans son petit coin à côté du bonheur des autres: ses dernières larmes lui montèrent aux yeux.

      Elle ne s'éloigna pas trop, pour être encore à la portée de son frère, le soigner s'il était malade, le voir, le rencontrer. Mais il lui restait un vide au cœur et dans la vie. Elle avait commencé à voir sa famille, depuis la mort de son père: elle s'en rapprocha, laissa revenir à elle les parents que la Restauration remettait en haute et puissante position, alla à ceux que le nouveau pouvoir laissait petits et pauvres. Mais surtout elle revint à sa chère poule et à une autre petite cousine, mariée elle aussi, et devenue la belle-sœur de la poule. Son existence alors, avec ses relations, se régla singulièrement. Jamais Mlle de Varandeuil n'allait dans le monde, en soirée, au spectacle. Il fallut l'éclatant succès de Mlle Rachel pour la décider à mettre les pieds dans un théâtre; encore ne s'y risqua-t-elle que deux fois. Jamais elle n'acceptait un grand dîner. Mais il y avait deux ou trois maisons où, comme chez la poule, elle s'invitait à l'improviste quand il n'y avait personne. «Bichette, disait-elle sans façon, ton mari et toi, vous ne faites rien ce soir? Je reste à manger votre fricot.» À huit heures régulièrement, elle se levait; et quand le mari prenait son chapeau pour la reconduire, elle le lui faisait tomber des mains avec un: «Allons donc! mon cher, une vieille bique comme moi!… Mais c'est moi qui fais peur aux hommes dans la rue…» Et puis on restait dix jours, quinze jours sans la voir. Mais arrivait-il un malheur, une nouvelle de mort, une tristesse dans la maison; un enfant tombait-il malade, Mlle de Varandeuil l'apprenait toujours à la minute, on ne savait d'où; elle arrivait en dépit de tout, du temps et de l'heure, donnait un grand coup de sonnette à elle,—on avait fini par l'appeler «le coup de sonnette de la cousine,»—et en une minute débarrassée de son parapluie qui ne la quittait pas, dépêtrée de ses socques, son chapeau jeté sur une chaise, elle était toute à ceux qui avaient besoin d'elle. Elle écoutait, elle parlait, elle relevait les courages avec je ne sais quel accent martial, une langue énergique à la façon des consolations militaires et chaude comme un cordial. Si c'était un petit qui n'allait pas bien, elle arrivait droit à son lit, riait à l'enfant qui n'avait plus peur, bousculait le père et la mère, allait, venait, ordonnait, prenait la direction de tout, maniait les sangsues, arrangeait les cataplasmes, ramenait l'espérance, la gaieté, la santé au pas de charge. Dans toute sa famille, la vieille demoiselle tombait ainsi providentiellement, soudainement, aux jours de peine, d'ennui, de chagrin. On ne la voyait que quand il fallait ses mains pour guérir, son dévouement pour consoler. C'était une femme impersonnelle pour ainsi dire à force de cœur, une femme qui ne s'appartenait point: Dieu ne semblait l'avoir faite que pour la donner aux autres. Son éternelle robe noire qu'elle s'obstinait à porter, son châle usé et reteint, son chapeau ridicule, sa pauvreté de mise était pour elle le moyen d'être, avec sa petite fortune, riche à faire le bien, dépensière en charités, la poche toujours pleine pour donner aux pauvres, non de l'argent, elle craignait le cabaret, mais un pain de quatre livres qu'elle leur payait chez le boulanger. Et puis avec cette misère-là, elle se donnait encore son plus grand luxe: la joie des enfants de ses amies qu'elle comblait d'étrennes, de cadeaux, de surprises, de plaisirs. Y en avait-il un par exemple que sa mère, absente de Paris, avait laissé à la pension, par un beau dimanche d'été, et le gamin, de dépit, s'était-il fait mettre en retenue? Il était tout étonné de voir au coup de neuf heures déboucher dans la cour la cousine, la cousine agrafant encore la dernière agrafe de sa robe, tant elle s'était pressée. Et quelle désolation en la voyant!—Ma cousine, disait-il piteusement avec une de ces rages où l'on a à la fois l'envie de pleurer et de tuer son pion, c'est… c'est que je suis en retenue…—En retenue? Ah! bien oui, en retenue! Et tu crois que je me serai décarcassée comme ça… Est-ce qu'il se fiche de moi, ton maître de pension? Où est-il ce magot-là que je lui parle? Tu vas t'habiller en attendant… Et vite. Et l'enfant n'osait encore espérer qu'une femme aussi mal mise eût la puissance de faire lever une retenue, quand il se sentait pris par le bras: c'était la cousine qui l'enlevait, le jetait en voiture, tout étourdi et confondu de joie, et l'emmenait au bois de Boulogne. Elle l'y faisait promener à âne toute la journée, en poussant la bête avec une branche cassée, et en criant: Hue! Puis, après un bon dîner chez Borne, elle le ramenait, et sous la porte cochère de la pension, en l'embrassant, elle lui mettait dans la main une large pièce de cent sous.

      Étrange vieille fille! Les épreuves de toute son existence, le mal de vivre, les éternelles souffrances de son corps, une si longue torture physique et morale l'avaient comme détachée et mise au-dessus de la vie. Son éducation, ce qu'elle avait vu, le spectacle de l'extrémité des choses, la Révolution l'avait formée au dédain des misères humaines. Et cette vieille femme à laquelle ne restait que le souffle, s'était élevée à une sereine philosophie, à un stoïcisme mâle, hautain, presque ironique. Quelquefois elle commençait à s'emporter contre une douleur un peu trop vive; puis brusquement, au milieu de sa plainte, elle se jetait à elle-même un mot de colère et de raillerie sur lequel sa figure même s'apaisait. Elle était gaie d'une gaieté de source, jaillissante et profonde, la gaieté des dévouements qui ont tout vu, du vieux soldat ou de la vieille sœur d'hôpital. Excellemment bonne, quelque chose pourtant manquait à sa bonté: le pardon. Jamais elle n'avait pu fléchir ni plier son caractère jusque-là. Un froissement, un mauvais procédé, un rien qui atteignait son cœur, la blessait pour toujours. Elle n'oubliait pas. Le temps, la mort même ne désarmait pas sa mémoire.

      De religion, elle n'en avait pas. Née à une époque où la femme s'en passait, elle avait grandi dans un temps où il n'y avait plus d'église. La messe n'existait pas, quand elle était jeune fille. Rien ne lui avait donné l'habitude ni le besoin de Dieu; et elle avait toujours gardé pour les prêtres une espèce de répugnance haineuse qui devait tenir à quelque secrète histoire de famille dont elle ne parlait jamais. Pour toute foi, toute force et toute piété, elle avait l'orgueil de sa conscience; elle jugeait qu'il suffisait de tenir à l'estime de soi-même, pour bien faire et ne jamais faillir. Elle était tout entière formée ainsi singulièrement par les deux siècles ou elle avait vécu, mélangée de l'un et de l'autre, trempée aux deux courants de l'ancien régime et de la Révolution. Depuis Louis XVI qui n'était pas monté à cheval au 10 août, elle n'estimait plus les rois; mais elle détestait la canaille. Elle voulait l'égalité, et elle avait horreur des parvenus. Elle était républicaine et aristocrate, mêlait le scepticisme aux préjugés, l'horreur de 93 qu'elle avait vu aux vagues et généreuses idées d'humanité qui l'avaient bercée.

      Ses dehors étaient tout masculins. Elle avait la voix brusque, la parole franche, la langue des vieilles femmes du dix-huitième siècle, relevée d'un accent de peuple, une élocution à elle, garçonnière et colorée, passant par-dessus la pudeur des mots et hardie à appeler les choses par leur nom cru.

      Cependant, les années passaient emportant la Restauration et la monarchie de Louis-Philippe. Elle voyait, un à un, tous ceux qu'elle avait aimés s'en aller, toute

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