Ghislaine. Hector Malot
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—Est-ce que vraiment je suis menacée de tout cela? demanda-t-elle avec un demi-sourire.
—Je parle sérieusement, ma mignonne, et c'est sérieusement que je te demande de comparer Soupert à Casparis, puisque ce sont les seuls artistes que tu connaisses. Vois le statuaire superbe dans sa belle santé physique et morale; et, d'autre part, vois le musicien maladif et désordonné.
—Est-il donc certain que M. Casparis soit superbe par cela seul qu'il est statuaire, et que M. Soupert soit maladif par cela seul qu'il est musicien; leur nature n'est-elle pour rien dans leur état? En tout cas, comme vous n'avez pas à craindre que j'approche jamais du talent de M. Soupert, ni simplement de celui de M. Nicétas, j'échapperai sans doute à la maigreur de l'un comme aux tics épileptiques de l'autre. Je ne suis pas d'ailleurs la musicienne que vous imaginez, il s'en faut de beaucoup. Si j'ai fait trop de musique, c'est que j'étais dans des conditions particulières qui ont peut-être eu plus d'influence sur moi que mes dispositions propres. J'aurais eu des frères, des soeurs, des camarades pour jouer, que j'aurais probablement oublié mon piano bien souvent. Vous savez que mes seules lectures ont été celles que lady Cappadoce permettait, et ce que lady Cappadoce permet n'est pas très étendu. Je n'ai jamais été au théâtre. Dans la musique seule, j'ai eu et j'ai liberté complète. Voilà pourquoi je l'ai aimée; non seulement pour les distractions présentes, pour les sensations qu'elle me donnait, mais encore pour les ailes qu'elle mettait à mes rêveries... quelquefois lourdes... et tristes.
Il lui prit la main et affectueusement, tendrement, il la lui serra:
—Pauvre enfant! dit-il.
—Je ne me plains pas, mon oncle, et si j'avais des plaintes à former, je ne les adresserais certainement pas à vous, qui avez toujours été si bon pour moi.
—Ce que tu dis des tristesses de tes années d'enfance, je me le suis dit moi-même bien souvent, mais sans trouver le moyen de les adoucir. C'est le malheur de ta destinée que tu sois restée orpheline si jeune, sans frère, ni soeur, n'ayant pour proche parent qu'un oncle qui ne pouvait être ni un père ni une mère pour toi! Heureusement ces tristesses vont s'évanouir puisque te voilà au moment de faire ta vie et de trouver dans celle que tu choisiras les affections et les tendresses qui ont manqué à ton enfance.
—Vous voulez me marier? s'écria-t-elle.
—Non; je veux que tu te maries toi-même, et pour cela je demande qu'à partir d'aujourd'hui, quand tu mettras comme tu dis des ailes à ta rêverie, ce ne soit pas pour te perdre dans les fantaisies que la musique pouvait suggérer à ton imagination enfantine, mais pour suivre les pensées sérieuses que le mariage fait naître dans l'esprit et le coeur d'une fille de dix-huit ans.
—Vous avez quelqu'un en vue?
—Oui.
—Quelqu'un qui m'a demandée?
—Non; mais quelqu'un qui serait heureux de devenir ton mari, je le sais.
—Qui, mon oncle, qui?
—Je ne veux pas prononcer de nom; si je t'en dis un, tu partiras là-dessus, tu n'auras plus ta liberté; cherche dans notre monde qui tu accepterais pour mari, et aussi qui peut prétendre à ta main; quelqu'un que tu connais, au moins pour l'avoir vu; quand tu auras fait cet examen, nous en reparlerons.
—Quel jour? demain?
—Non, non, pas demain?
—Alors, après-demain?
—Eh bien! oui, après-demain! tu viendras pour travailler avec Casparis, je dînerai avec toi, et tu te confesseras. Je suis heureux de voir à ton impatience que tu n'es pas rétive à l'idée de mariage.
III
Malgré le trouble que lui avaient causé les paroles de son oncle, Ghislaine n'oublia pas la femme de la justice de paix; aussitôt que M. de Chambrais l'eut quittée, elle s'occupa à réunir tout ce qu'elle put trouver de musique non reliée.
Surprise de cet empressement, lady Cappadoce voulut savoir ce qu'elle faisait là, et Ghislaine le lui expliqua.
—Comment! s'écria le gouvernante, vous allez donner votre musique à relier à des gens qui n'ont pas de travail; mais s'ils n'ont pas de travail c'est qu'ils sont de mauvais ouvriers, et votre musique sera perdue. Croyez-moi, laissez une aumône si vous tenez à lui faire du bien.
—Elle ne demande pas l'aumône.
—Si elle est réduite à la misère que vous dites, comment voulez-vous qu'elle achète ce qui doit entrer dans ces reliures: la peau, le carton, le papier?
—Vous avez raison, je vais lui laisser une avance pour qu'elle puisse faire ces achats.
—Et dans la note qu'elle écrivait pour indiquer comment elle voulait que ces reliures fussent faites, elle plia un billet de cent francs.
A cinq heures, un coupé attelé en poste vint se ranger devant le perron, car pour aller à Chambrais, qui se trouve entre Orsay et Montlhéry, ou pour venir de Chambrais à Paris, ce n'était point l'habitude qu'on prit le chemin de fer: quatre postiers étaient attachés à ce service, et en leur laissant un jour de repos sur deux, ils battaient les locomotives de Sceaux—ce qui d'ailleurs n'est pas bien difficile.
Quand lady Cappadoce s'était trouvée exclue du tête-à-tête que M. de Chambrais avait voulu se ménager avec Ghislaine, elle avait compté sur ce voyage pour apprendre ce qui s'était dit dans cette longue promenade autour du jardin. Et ce n'était pas une curiosité vaine qui la poussait, le seul désir de savoir pour savoir, c'était son intérêt.
Maintenant que Ghislaine était émancipée, qu'allait-il se passer? Était-ce d'un projet de mariage que M. de Chambrais l'avait entretenue? La question. était pour elle capitale. Bien qu'elle montrât une navrante mortification d'en être réduite, elle, une lady, à vivre dans une position subalterne, en réalité, elle tenait à cette position qui n'était pas sans avantages. Et bien qu'elle affectât aussi de n'avoir que du dédain pour la France, le pays, ses moeurs et ses usages, en réalité elle tenait beaucoup à ne pas quitter cette France détestée pour retourner dans son Angleterre adorée. Superbe, l'Angleterre, admirable, incomparable pour tout... mais de loin. En somme, si malheureuse qu'elle fût, elle ne craignait rien tant que d'être obligée, par le mariage de Ghislaine, de renoncer à son malheur et à son humiliation.
A peine le coupé quittant la rue Oudinot roulait-il sur le boulevard des Invalides, qu'elle commença ses questions:
—Cette émancipation va-t-elle changer quelque chose dans nos habitudes? dit-elle de son ton le plus affable.
—C'est justement ce que mon oncle vient de me demander.
—Et