Pierre et Jean. Guy de Maupassant
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Guy de Maupassant
Pierre et Jean
Publié par Good Press, 2020
EAN 4064066089986
Table des matières
«LE ROMAN»
Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que j'ai entrepris dans Pierre et Jean.
Je veux m'occuper du Roman en général.
Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.
Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes:
—Le plus grand défaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement parler.
On pourrait répondre par le même argument.
—Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il n'est pas un critique.
Quels sont en effet les caractères essentiels du critique?
Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d'art les plus diverses.
Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinités électives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires, Mauprat, le Père Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire: «Ceci est un roman et cela n'en est pas un», me paraît doué d'une perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.
Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en trois actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le troisième le dénouement.
Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu'on acceptera également toutes les autres.
Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une histoire écrite devrait porter un autre nom?
Si Don Quichotte est un roman, le Rouge et le Noir en est-il un autre? Si Monte-Cristo est un roman, l'Assommoir en est-il un? Peut-on établir une comparaison entre les Affinités électives de Goethe, les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de Flaubert, M. de Camors de M.O. Feuillet et Germinal de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman? Quelles sont ces fameuses règles? D'où viennent-elles? Qui les a établies? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels raisonnements?
Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvres conçues et exécutées en dehors de leur esthétique.
Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.
Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge.
Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils nous complimentent sans réserve et sans mesure.
Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit, l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient:
—Consolez-moi.
—Amusez-moi.
—Attristez-moi.