La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Madame d' Aulnoy

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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Madame d' Aulnoy

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Jamais fille n'a été si surprise; elle ne voulut point le quitter; elle vint malgré lui à son château. Dès qu'elle y fut entrée, il l'y laissa et ne parut plus. La pauvre Mira, inconsolable, mourut de douleur, et depuis, l'on dit que l'on entend de longs gémissements qui sortent du château de Nios. Les jeunes filles de la contrée y allaient et lui portaient de petits présents de fruits, de lait et d'œufs, qu'elles posaient à la porte d'une cave où personne ne veut entrer. Elles disaient que c'était pour la consoler; mais cette coutume a été abolie comme une superstition. Bien que je n'aie rien cru de tout ce que l'on me dit à Gargançon de Mira et de Nios, je ne laissai pas de prendre plaisir au récit de ce conte dont j'omets mille particularités, dans la crainte de vous ennuyer par sa longueur.

      Ma fille était si aise qu'il ne tint pas à elle que nous ne retournassions sur nos pas, pour mettre à la porte de la cave quelques perdrix rouges que mes gens venaient d'acheter. Elle comprenait que les mânes de la princesse seraient fort consolées de recevoir ce témoignage de notre bonne volonté; mais pour moi je compris que je serais plus contente qu'elle d'avoir ces perdrix à mon souper. Nous passâmes la rivière d'Urola sur un grand pont de pierre; et, après en avoir traversé un autre à gué assez difficilement, à cause des neiges fondues, nous arrivâmes à Miranda d'Ebro. C'est un gros bourg ou une fort petite ville. Il y a une grande place ornée de fontaines. La rivière de l'Èbre, qui est une des plus considérables de l'Espagne, la traverse; l'on voit sur le haut d'une montagne le château avec plusieurs tours. Il paraît être de quelque défense, et il sort une si grosse fontaine d'un rocher sur lequel il est bâti, que dès sa source elle fait moudre des moulins. Du reste, je n'y remarquai rien qui mérite de vous être écrit. Les trois chevaliers, dont je vous ai déjà parlé, étaient arrivés avant moi et ils avaient donné tous les ordres nécessaires pour le souper. Ainsi nous mangeâmes ensemble, et bien que la nuit parût avancée, parce que les jours sont courts en cette saison, il n'était pas tard. De sorte que ces Messieurs, qui ont beaucoup d'honnêteté et de complaisance pour moi, me demandèrent ce que je voulais faire. Je leur proposai de jouer à l'hombre, et dis que je me mettrais de moitié avec Don Fernand de Tolède. Ils acceptèrent la partie. Don Frédéric de Cardone dit qu'il aimerait mieux m'entretenir que de jouer. Ainsi les trois autres commencèrent, et je m'arrêtai quelque temps à les voir avec beaucoup de plaisir, car leurs manières sont tout à fait différentes des nôtres. Ils ne prononcent jamais un mot, je ne dis pas pour se plaindre (cela serait indigne de la gravité espagnole), mais je dis pour demander un gano, pour couper de plus haut ou pour faire entendre que l'on peut prendre quelque autre avantage. Enfin il semble des statues qui agissent par le moyen d'un ressort, et il est vrai qu'ils se reprocheraient à eux-mêmes le moindre geste.

      Après les avoir examinés, je passai vers le brasier et Don Frédéric s'y plaça près de moi; il me demanda en quel état étaient les affaires lorsque j'étais partie de Paris; qu'il m'avouait que les grandes qualités du roi de France faisaient bien souvent le sujet de ses plus agréables réflexions; qu'il avait eu l'honneur de le voir, que son idée lui était toujours présente et que, depuis ce temps-là, il en avait parlé comme d'un monarque digne de l'amour de ses sujets et de la vénération de tout le monde. Je lui répliquai que les sentiments qu'il avait pour le Roi me confirmaient la bonne opinion que j'avais déjà de son esprit et de ses lumières; qu'il était certain que nos ennemis et les étrangers ne pouvaient, sans admiration, entendre parler des grandes actions de ce monarque, de sa conduite, de sa bonté pour ses peuples et de sa clémence. Que, quelque temps avant mon départ, on avait reçu les nouvelles de la ratification de la paix avec la Hollande; qu'il savait assez combien la guerre, qui avait commencé en 1672, avait intéressé de princes; que les Hollandais, mieux conseillés que les autres, avaient fait leur paix, et que le traité qui venait d'être conclu à Nimègue était su de toute l'Europe, et lui rendait la tranquillité qu'elle avait perdue.

      J'ajoutai à cela que le roi venait de réduire ses compagnies de cavalerie à trente-sept maîtres et celles de dragons à quarante-cinq; que cette réforme allait à quatre mille chevaux, et que celle qu'il avait encore faite de quinze soldats par compagnie d'infanterie, montait à quarante-cinq mille hommes; qu'il avait aussi retranché dix hommes par chaque compagnie de cavalerie, ce qui allait à douze mille chevaux; que tout cela faisait voir ses dispositions pour entretenir les traités de bonne foi.

      Il me répondit que le Roi son maître n'y était pas moins disposé; qu'il l'en avait entendu parler plusieurs fois, et qu'il y avait peu qu'il l'avait quitté; qu'il s'était rendu auprès de lui parce qu'il avait été député par la principauté de Catalogne, avec ceux du royaume de Valence, pour le supplier de faire sortir de leur pays les troupes qui y sont en quartier d'hiver; que bien loin de l'obtenir, ils s'estimaient heureux qu'on ne leur eût pas donné quelques-unes de celles qui étaient venues de Naples et de Sicile; qu'ils avaient paré les coups avec bien de la peine; qu'on les avait envoyées sur les frontières du Portugal et dans les royaumes de Galice et de Léon. Mais, continua-t-il, si on nous avait secondés, ce ne serait pas, à présent, au roi d'Espagne que nous nous adresserions pour être soulagés. Les peuples de Catalogne, accablés de l'oppression et de la violence inouïe des Castillans, cherchèrent, en 1640, les moyens de s'en affranchir. Ils se mirent sous la protection du Roi Très-Chrétien et, pendant l'espace de douze ans, ils s'y trouvèrent fort heureux. Les guerres civiles qui troublèrent le repos dont la France jouissait, lui ôtèrent les moyens de nous secourir contre le roi d'Espagne. Il sut bien profiter de la conjoncture, et il réunit Barcelone, avec la plus grande partie de cette principauté, sous son obéissance[17]. Je lui demandai s'il retournerait bientôt en ce pays-là; il me dit que la duchesse de Medina-Celi, sa proche parente, venait de gagner un grand procès contre la duchesse de Frias, sa belle-mère, femme du connétable de Castille; qu'il s'agissait du duché de Segorbe, dans le royaume de Valence, et du duché de Cardone, dans la principauté de Catalogne; que madame de Medina-Celi prétendait à ces deux terres, comme fille aînée et héritière du duc de Cardone; que la duchesse de Frias, l'ayant épousé en premières noces, en était en possession par le testament de son mari, qui lui en avait laissé la jouissance sa vie durant; mais qu'enfin madame de Frias avait été condamnée à rendre les terres à la duchesse de Medina-Celi, avec les jouissances de neuf ans, qui montaient à quarante mille écus par an[18]; qu'elle voulait l'engager d'aller, en son nom, prendre possession du duché de Cardone et qu'il ne pensait pas qu'il pût la refuser.

      Il me dit ensuite qu'il y avait deux choses assez singulières dans ce duché, dont l'une est une montagne de sel, en partie blanche comme la neige, et l'autre plus claire et plus transparente que du cristal; qu'il y en a de bleu, de vert, de violet, d'incarnat, d'orangé et de mille couleurs différentes, qui ne laisse pas de perdre sa teinture et de devenir tout blanc quand on le lave; il s'y forme et y croît continuellement, et bien qu'il soit salé, et que d'ordinaire les endroits où l'on trouve le sel soient si stériles que l'on n'y voit pas même de l'herbe, il y a dans ce lieu-là des pins d'une grande hauteur et des vignobles excellents. Lorsque le soleil darde ses rayons sur cette montagne, il semble qu'elle soit composée des plus belles pierreries du monde, et le meilleur, c'est qu'elle est d'un revenu considérable[19].

      L'autre particularité dont il me parla, c'est d'une fontaine dont l'eau est très-bonne et la couleur pareille à du vin clairet. On ne m'a rien dit de celle-là, interrompis-je; mais un de mes parents, qui a été en Catalogne, m'a assuré qu'il y en a une, près de Balut, dont l'eau est de sa couleur naturelle, et cependant tout ce que l'on y met est comme de l'or. Je l'ai vue, Madame, continua Don Frédéric, et je me souviens qu'un homme fort avare et encore plus fou y allait tous les jours jeter son argent, parce qu'il croyait qu'il se changerait en or; mais il se ruinait, bien loin de s'enrichir, car quelques paysans plus fins et plus habiles que lui, ayant aperçu ce qu'il faisait, attendaient un peu plus bas, et le coulant de l'eau leur conduisait cet argent. Si vous retourniez en France par la Catalogne, ajouta-t-il, vous verriez cette fontaine. Ce ne serait pas elle qui pourrait m'y attirer, lui dis-je, mais l'envie de passer par le Montserrat me ferait faire un plus long voyage. Il est situé, dit-il, proche de Barcelone, et c'est un lieu d'une grande dévotion: il semble que le rocher est scié par la moitié; l'église est un peu plus haut, petite et obscure. A la clarté de quatre-vingt-six

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