Aventures extraordinaires d'un savant russe: Le Soleil et les petites planètes. H. de Graffigny
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—Brrr! fit tout à coup Fricoulet, on dirait qu'il vous tombe sur les épaules un manteau de glace.
—Il ne faudrait pas tarder, fit observer Telingâ; déjà les Sélénites, dont la constitution est cependant plus en rapport avec ces brusques changements de température, ont rejoint leurs chaudes demeures souterraines... croyez-moi, il serait dangereux pour vous et vos amis de demeurer plus longtemps ici...
—Vous avez raison, répliqua Fricoulet, je me sens déjà glacé jusqu'aux moelles.
Puis, avec autant de facilité que s'il n'eût pas plus pesé qu'une plume, l'ingénieur enleva Ossipoff et le jeta sur ses épaules; ensuite il courut à Gontran, le prit par le bras et l'entraîna vers la grande salle mise à leur disposition par le directeur de l'observatoire de Maoulideck.
Il avait fait à peine quelques pas que soudain il s'arrêta.
—Et Farenheit! exclama-t-il.
Tout préoccupé de l'état d'Ossipoff et de la douleur de Gontran, Fricoulet avait totalement oublié l'Américain, dont le souvenir lui était, à l'instant, revenu brusquement.
—Je ne puis pourtant pas abandonner ainsi ce malheureux, dit-il.
Et, en dépit des observations de Telingâ, il revint à grandes enjambées vers l'endroit où était tombé sir Jonathan.
Atteint en pleine poitrine par les éclats meurtriers de la cartouche de Sharp, l'Américain gisait sur le sol, les membres raides, la face rigide et convulsée par la rage, les yeux vitreux et le poing encore crispé sur la crosse de son revolver, dans l'attitude où la mort l'avait saisi.
—Mais il vit! s'écria Fricoulet, trompé par cette apparence de mouvement.
Telingâ secoua la tête.
—Le froid s'est déjà emparé de lui, murmura-t-il; l'âme s'est envolée vers les sphères supérieures, et ce n'est plus que sa dépouille mortelle que nous avons sous les yeux.
—Je veux au moins lui donner une sépulture, insista l'ingénieur.
—Le sol est déjà congelé, répliqua le Sélénite, et vous vous épuiseriez en vain à le vouloir creuser... au surplus, ce serait une précaution inutile... le froid va dessécher ce corps, le momifier, et lorsque le soleil luira à nouveau, vous en pourrez faire ce que bon vous semblera.
Fricoulet jeta sur le cadavre de son compagnon un regard attristé et, suivi de Telingâ qui précipitait sa marche, il se mit à fuir devant l'ombre profonde qui, tombant des sommets, envahissait derrière lui le cirque lunaire, enveloppant d'un silence de mort ces roches titanesques, au pied desquelles, saisi par le froid épouvantable des espaces, le cadavre de Farenheit se congelait en grimaçant.
Arrivé dans la salle qui déjà, pendant quinze fois vingt-quatre heures, leur avait servi d'habitation, et où force leur était d'attendre le retour du soleil, Fricoulet étendit le vieillard sur la couche de Fédor Sharp.
Puis il fouilla dans l'une des nombreuses poches dont ses vêtements étaient munis, et en tira un petit bougeoir qu'il alluma; à la lueur vacillante de ce lumignon, la salle prit aussitôt un aspect sinistre et funèbre; des ombres monstrueuses s'accrochaient aux saillies des parois, faisant paraître plus petits encore les trois Terriens, rassemblés dans une encoignure.
—Fichtre! grommela Fricoulet, il ne fait pas gai ici!
Il secoua brusquement les épaules pour chasser le voile de tristesse qui menaçait de l'envelopper ainsi qu'un linceul; puis, s'approchant de M. de Flammermont qui s'était laissé tomber sur une couchette et demeurait immobile, la tête penchée sur la poitrine, les yeux fixés sur le sol, engourdi dans une torpeur désespérée, il lui posa la main sur l'épaule.
Le jeune comte tressaillit, releva la tête et regarda son ami, avec, sur la physionomie, la stupeur première de l'homme que l'on arrache brusquement au sommeil.
—Voyons! Gontran, dit l'ingénieur, voyons!... sois homme! que diable!... en vérité, j'ai honte de te voir abattu ainsi.
M. de Flammermont haussa les épaules dans un geste accablé et murmura ce seul mot d'une voix navrée:
—Séléna!
Pour le coup, Fricoulet s'impatienta et, frappant du pied:
—Eh! s'écria-t-il, quand tu demeureras là, immobile, inerte comme un cratère, à te désoler et à appeler Séléna!... crois-tu, par hasard, que c'est là ce qui te la rendra?
—Me la rendre! murmura Gontran; hélas!... elle est perdue!... perdue à jamais...
Et, après un moment, il poursuivit avec amertume:
—Ah! pourquoi ce gredin ne m'a-t-il pas tué comme Farenheit? au moins, c'en serait fini de la souffrance.
Fricoulet leva les bras au ciel.
—Voilà! exclama-t-il, du parfait égoïsme ou je ne m'y connais pas!... eh bien! et nous! est-ce que nous ne comptons pas un peu aussi dans ton affection!... moi, particulièrement, est-ce que je n'ai pas un peu droit à ce que tu ne fasses pas si bon marché de ton existence?
Il se tut et reprit:
—Car, ce bonheur dont la perte te désespère, est-ce que jamais tu aurais pu même le toucher du bout du doigt, si je ne t'avais fait la courte échelle pour te permettre d'y atteindre?...
—Où veux-tu en venir? demanda M. de Flammermont.
—À ceci, tout simplement: c'est qu'il pouvait arriver, pour ton amour et tes intentions matrimoniales, quelque chose de plus fâcheux que l'enlèvement de Mlle Séléna.
Le jeune comte fixait sur son ami des yeux que l'ahurissement agrandissait.
—Je comprends de moins en moins, balbutia-t-il.
—Il faut que la douleur t'obscurcisse les idées. Comment! ce que je te dis ne te paraît pas lucide, lumineux? Admets cependant qu'au lieu d'enlever ta fiancée, ce coquin de Sharp soit parti tout seul.
À cette supposition, Gontran poussa un soupir navrant.
—Hélas! dit-il.
—Seulement, poursuivit l'ingénieur, admets aussi qu'au lieu de tuer, avant son départ, ce pauvre sir Farenheit, ce soit moi que Sharp ait abattu.
Il se tut, puis se croisant les bras:
—Crois-tu que Séléna n'aurait pas été, alors, bien plus perdue pour toi qu'elle ne l'est actuellement? ah! mon pauvre ami! c'est pour le coup que le brave M. Ossipoff se fût aperçu de la nullité scientifique de son futur gendre.
—Eh!