Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo). Fiódor Dostoievski

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Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo) - Fiódor Dostoievski

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Bien qu'au désespoir, mon oncle finirait certainement par épouser le demi million. Cependant, les deux fortes têtes, la générale et Foma avaient organisé une persécution contre cette malheureuse institutrice sans défense et employaient tous leurs efforts à la faire partir, de peur que le colonel n'en devint amoureux et peut-être même parce qu'il l'était déjà. Ces dernières paroles me frappèrent, mais, à toutes mes questions sur le point de savoir si mon oncle était réellement amoureux, mon interlocuteur ne put ou ne voulut pas me donner de réponse précise et, d'une façon générale, il me raconta tout cela comme à contrecoeur, avec un évident parti pris d'éviter les détails précis.

      Cette rencontre me donna beaucoup à penser, car ce que j'apprenais était en contradiction formelle avec la proposition qui m'était faite. Le temps pressant, je résolus de partir pour Stépantchikovo, dans l'intention de réconforter mon oncle et même de le sauver, si possible, c'est-à-dire de faire chasser Foma, d'empêcher cet odieux mariage avec la vieille demoiselle et de rendre le bonheur à cette malheureuse jeune fille en l'épousant. Car le prétendu amour de mon oncle pour elle m'apparaissait comme une misérable invention de Foma.

      Comme font les très jeunes gens, je sautai d'une extrémité à l'autre et, chassant toute hésitation, je brûlai de l'ardeur d'opérer des miracles et d'accomplir mille exploits. Il me semblait faire preuve d'une générosité extraordinaire en me sacrifiant noblement au bonheur d'un être aussi charmant qu'innocent et je me souviens que, pendant tout le trajet, je me sentis fort satisfait de moi. C'était en juillet; le soleil luisait; devant moi s'étendait l'immensité des champs de blé déjà presque mûr… J'étais resté si longtemps enfermé à Pétersbourg, que je croyais voir le monde pour la première fois.

       Table des matières

      J'approchais du but de mon voyage. En traversant la petite ville de B…, qui n'est plus qu'à dix verstes de Stépantchikovo, je dus m'arrêter chez un maréchal ferrant pour faire réparer l'un des moyeux de mon tarantass. C'était là un travail sans grande importance, et je résolus d'en attendre la fin avant de terminer mes dix verstes.

      Ayant mis pied à terre, je vis un gros monsieur qu'une nécessité analogue avait, comme moi, contraint de s'arrêter. Depuis une grande heure, il était là, suffoqué par la chaleur torride; il criait et jurait avec une impatience hargneuse et s'efforçait d'activer le travail des ouvriers. Au premier coup d'oeil, ce monsieur était un grincheux d'habitude. Il pouvait avoir quarante- cinq ans. Son énorme opulence, son double menton, ses joues bouffies et grêlées disaient une plantureuse existence de hobereau. Il y avait dans son visage quelque chose de féminin qui sautait de suite aux yeux. Large et confortable, son costume n'était pas cependant à la dernière mode.

      Je ne puis comprendre pourquoi il était fâché contre moi, d'autant plus que nous nous voyions pour la première fois et que nous ne nous étions pas encore dit une parole, mais je le vis bien aux regards furieux qu'il me lança dès que je fus descendu de voiture. Pourtant, j'avais grande envie de faire sa connaissance, car les bavardages de ses domestiques m'avaient appris qu'il venait de Stépantchikovo et qu'il y avait vu mon oncle. C'était là une occasion favorable de me renseigner plus amplement.

      Soulevant ma casquette, je remarquai avec toute la gentillesse du monde que les voyages nous occasionnent parfois des accidents bien désagréables, mais le gros bonhomme me toisa des pieds à la tête d'un regard dédaigneux et mécontent, puis, grommelant, me tourna le dos. Cette partie de sa personne était sans doute fertile en suggestions intéressantes, mais peu propice à la conversation.

      — Grichka, ne ronchonne pas ou je te ferai fouetter! cria-t-il à son domestique sans avoir l'air d'entendre mon observation sur les désagréments du voyage.

      Grichka était un vieux laquais à cheveux blancs, porteur d'une longue redingote et d'énormes favoris de neige. Tout indiquait que lui aussi était en colère et il ne cessait de marmonner. La menace du maître fut le signal d'une prise de bec.

      — Tu me feras fouetter! Crie-le donc plus haut! fit Grichka d'une voix si nette que tout le monde l'entendit, et, indigné, il se mit en devoir d'arranger quelque chose dans la voiture.

      — Quoi? Qu'est-ce que tu viens de dire? «Crie-le donc plus fort!»… Tu veux faire l'insolent? clama le gros homme devenu écarlate.

      — Mais qu'avez-vous donc à vous fâcher ainsi? On ne peut donc plus dire un mot?

      — Me fâcher? L'entendez-vous? Mais c'est lui qui se fâche et je n'ose plus rien dire!

      — Qu'avez-vous à grogner?

      — Ce que j'ai? Il me semble que je suis parti sans dîner.

      — Qu'est-ce que ça peut me faire? Vous n'aviez qu'à dîner! Je disais seulement un mot aux maréchaux-ferrants.

      — Oui; eh bien qu'as-tu à ronchonner contre les maréchaux- ferrants?

      — Ce n'est pas contre eux que je ronchonne; c'est contre la voiture.

      — Et pourquoi donc?

      — Ben, pourquoi qu'elle s'est démolie? Que ça n'arrive plus!

      — Ce n'était pas contre la voiture que tu grognais; c'était contre moi. Ce qui arrive est de ta faute et c'est moi que tu accuses!

      — Voyons, Monsieur, laissez-moi en paix!

      — Et toi, pourquoi ne m'as-tu pas dit une seule parole pendant tout le trajet? D'habitude tu me parles, pourtant!

      — Une mouche m'était entrée dans la bouche, voilà pourquoi! Suis- je là pour vous raconter des histoires? Si vous les aimez, vous n'avez qu'à prendre avec vous la Mélanie.

      Le gros homme ouvrit la bouche dans l'évidente intention de répondre, mais il se tut, ne trouvant rien à dire. Le domestique, satisfait d'avoir manifesté devant tout le monde et son éloquence et l'influence qu'il exerçait sur son maître, se mit à donner des explications aux ouvriers, d'un air important.

      Mes avances étaient restées vaines, sans doute à cause de ma maladresse, mais une circonstance inopinée me vint en aide. De la caisse d'une voiture privée de ses roues et attendant la réparation depuis des temps immémoriaux, on vit soudain surgir une tête endormie, malpropre et dépeignée. Ce fut un rire général parmi les ouvriers. L'homme était enfermé dans la caisse où il avait cuvé son vin, et n'en pouvait pus sortir. Il se dépensait en vains efforts et finit par prier qu'on allât lui chercher un certain outil. Cela mit l'assistance en joie.

      Il est des natures que les spectacles grotesques ravissent, sans qu'elles sachent trop pourquoi. Le gros hobereau était de ces gens-là. Peu à peu, son faciès sévère et taciturne se détendit, s'adoucit, exprima la gaieté et se rasséréna complètement.

      — Mais n'est-ce pas Vassiliev? demanda-t-il avec compassion.

       Comment se trouve-t-il là dedans?

      — Oui, oui, Monsieur, c'est Vassiliev! cria-t-on de tous côtés.

      — Il a bu, Monsieur, fit un grand ouvrier sec, et de figure sévère qui prétendait jouer un rôle prépondérant parmi ses camarades. Il a bu. Depuis trois jours, il a quitté son patron et il se cache ici. Et voici qu'il réclame son dernier outil?

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