La comtesse de Rudolstadt. George Sand
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Читать онлайн книгу La comtesse de Rudolstadt - George Sand страница 18
On se mit à table, et la princesse se montra sous un jour tout nouveau à la Porporina. Elle était bonne, sympathique, naturelle, enjouée, belle comme un ange, adorable en un mot ce jour-là, comme elle l'avait été aux plus beaux jours de sa première jeunesse. Elle semblait nager dans le bonheur, et c'était un bonheur pur, généreux, désintéressé. Son amant fuyait loin d'elle, elle ignorait si elle le reverrait jamais; mais il était libre, il avait cessé de souffrir, et cette amante radieuse bénissait la destinée.
«Ah! que je me sens bien entre vous deux! disait-elle à ses confidentes qui formaient avec elle le plus beau trio qu'une coquetterie raffinée ait jamais dérobé aux regards des hommes: je me sens libre comme Trenck l'est à cette heure; je me sens bonne comme il l'a toujours été, lui, et comme je croyais ne plus l'être! Il me semblait que la forteresse de Glatz pesait à toute heure sur mon âme: la nuit elle était sur ma poitrine comme un cauchemar. J'avais froid dans mon lit d'édredon, en songeant que celui que j'aime grelottait sur les dalles humides d'un sombre caveau. Je ne vivais plus, et ne pouvais plus jouir de rien. Ah! chère Porporina, imaginez-vous l'horreur qu'on éprouve à se dire: Il souffre tout cela pour moi! c'est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau?»
Cette pensée changeait tous les aliments en fiel comme le souffle des harpies.
«Verse-moi du vin de champagne, Porporina: je ne l'ai jamais aimé, il y a deux ans que je ne bois que de l'eau. Eh bien, il me semble que je bois de l'ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges, de Kleist et toi. Oh! oui, je vois, j'entends, je respire; je suis devenue vivante, de statue, de cadavre que j'étais. Tenez, portez avec moi la santé de Trenck d'abord, et puis celle de l'ami qui s'est enfui avec lui; ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l'ont laissé fuir, et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n'a pas pu l'en empêcher. Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n'ai plus d'amertume contre personne; il me semble que j'aime le roi. Tiens! à la santé du roi, Porporina; vive le roi!»
Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse communiquait à ses deux belles convives, c'était la bonhomie de ses manières et l'égalité parfaite qu'elle faisait régner entre elles trois. Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et attendrissant.
«Ah! si je n'étais pas née pour la vie d'égalité, du moins l'amour me l'a fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m'a révélé l'imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes sœurs ne sont pas comme moi. Ma sœur d'Anspach porterait sa tête sur l'échafaud plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma sœur de Bareith, qui fait la philosophe et l'esprit fort avec M. Voltaire, arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d'avoir un pouce d'étoffe de plus qu'elle à la queue de sa robe. C'est qu'elles n'ont jamais aimé, voyez-vous! Elles passeront leur vie dans cette machine pneumatique qu'elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront embaumées dans leur majesté comme des momies; elles n'auront pas connu mes amères douleurs, mais aussi elles n'auront pas eu, dans toute leur vie d'étiquette et de gala, un quart d'heure de laisser-aller, de plaisir et de confiance comme celui que je savoure dans ce moment! Mes chères petites, il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez ce soir. Je veux être Amélie pour vous; plus d'Altesse; Amélie tout court. Ah! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist? La cour t'a gâtée, mon enfant; malgré toi tu en as respiré l'air malsain: mais toi, chère Porporina, qui, bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon innocent désir.
—Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon cœur pour t'obliger, répondit la Porporina en riant.»
—Ah! ciel! s'écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait d'être tutoyée, et de m'entendre appeler Amélie! Amélie! oh! comme il disait bien mon nom, lui! Il me semblait que c'était le plus beau nom de la terre, le plus doux qu'une femme ait jamais porté, quand il le prononçait.
Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l'âme jusqu'à s'oublier elle-même pour ne plus s'occuper que de ses amies; et dans cet essai d'égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne, qu'elle dépouilla instinctivement l'âpre personnalité développée en elle par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d'elle exclusivement, elle ne songea plus à se faire un petit mérite d'être si aimable et si simple; elle interrogea madame de Kleist sur sa famille, sa position et ses sentiments, ce qu'elle n'avait pas fait depuis qu'elle était absorbée par ses propres chagrins. Elle voulut aussi connaître la vie d'artiste, les émotions du théâtre, les idées et les affections de la Porporina. Elle inspirait la confiance en même temps qu'elle la ressentait, et elle goûta un plaisir infini à lire dans l'âme d'autrui, et à voir enfin, dans ces êtres différents d'elle jusque là, des êtres semblables dans leur essence, aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi importants sur la terre qu'elle s'était longtemps persuadé devoir l'être de préférence aux autres.
Ce fut la Porporina surtout dont les réponses ingénues et l'expansion sympathique la frappèrent d'un respect mêlé de douce surprise.
«Tu me parais un ange, lui dit-elle. Toi, une fille de théâtre! Tu parles et tu penses plus noblement qu'aucune tête couronnée que je connaisse. Tiens, je me prends pour toi d'une estime qui va jusqu'à l'engouement. Il faut que tu m'accordes la tienne tout entière, belle Porporina. Il faut que tu m'ouvres ton cœur, et que tu me racontes ta vie, ta naissance, ton éducation, tes amours, tes malheurs, tes fautes même, si tu en as commis. Ce ne peuvent être que de nobles fautes, comme celle que je porte, non sur la conscience, comme on dit, mais dans le sanctuaire de mon cœur. Il est onze heures, nous avons toute la nuit devant nous; notre petite orgie tire à sa fin, car nous ne faisons plus que bavarder, et je vois que la seconde bouteille de Champagne aura tort. Veux-tu me raconter ton histoire, telle que je te la demande? Il me semble que la connaissance de ton cœur, et le tableau d'une vie où tout me sera nouveau et inconnu va m'instruire des véritables devoirs de ce monde, plus que toutes mes réflexions ne l'ont jamais pu faire. Je me sens capable de t'écouter et de te suivre comme je n'ai jamais pu écouter rien de ce qui était étranger à ma passion. Veux-tu me satisfaire?
—Je le ferais de grand cœur, Madame... répondit la Porporina.
—Quelle dame? où prends-tu ici cette Madame, interrompit gaiement la princesse.
—Je dis, ma chère Amélie, reprit la Porporina, que je le ferais avec plaisir, si, dans ma vie, il ne se trouvait un secret important, presque formidable, auquel tout se rattache, et qu'aucun besoin d'épanchement, aucun entraînement de cœur ne me permettent de révéler.
—Eh bien, ma chère enfant, je le sais, ton secret! et si je ne t'en ai pas parlé dès le commencement de notre souper, c'est par un sentiment de discrétion au-dessus duquel je sens maintenant que mon amitié pour toi peut se placer sans scrupule.
—Vous savez mon secret! s'écria la Porporina pétrifiée de surprise. Oh! Madame, pardonnez! cela me paraît impossible.
—Un gage! Tu me traites toujours en Altesse.
—Pardonne-moi, Amélie... mais tu ne peux pas savoir mon secret, à moins d'être réellement d'accord avec Cagliostro, comme on le prétend.
—J'ai entendu parler de ton aventure avec Cagliostro dans le temps, et je mourais d'envie d'en connaître les détails; mais ce n'est pas la curiosité qui me pousse ce soir, c'est l'amitié, comme je te l'ai dit sincèrement. Ainsi, pour t'encourager, je te