Port-Tarascon: Dernières aventures de l'illustre Tartarin. Alphonse Daudet

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Port-Tarascon: Dernières aventures de l'illustre Tartarin - Alphonse Daudet

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gummi et autres produits d'officine.

      Le bruit des voix, par moments, arrivant jusqu'à lui, il distinguait surtout le creux de Tartarin proférant des mots étranges:

      «Polynésie… Paradis terrestre…, canne à sucre, distilleries…, colonie libre.» Puis un éclat du Père Bataillet: «Bravo! J'en suis». Quant à l'homme du Nord, il parlait si bas, qu'on n'entendait rien.

      Pascalon avait beau enfoncer son oreille dans la serrure… Tout à coup, la porte s'ouvrit avec fracas, poussée manu militari par la poigne énergique du Père, et l'élève alla rouler à l'autre bout de la pharmacie. Mais, dans l'agitation générale, personne n'y fit attention.

      Tartarin, debout sur le seuil, le doigt levé vers les paquets de têtes de pavots qui séchaient au plafond de la boutique, avec une mimique d'archange brandissant le glaive, s'écria:

      «Dieu le veut, monsieur le Duc! Notre oeuvre sera grande!».

      Il y eut une confusion de mains tendues qui se cherchaient, se mêlaient, se serraient, poignées de mains énergiques comme pour sceller à tout jamais d'irrévocables engagements. Tout chaud de cette dernière effusion, Tartarin, redressé, grandi, sortit de la pharmacie avec le duc de Mons pour continuer leur tournée en ville.

      Deux jours après, le Forum et le Galoubet, les deux organes de Tarascon, étaient pleins d'articles ci de réclames sur une colossale affaire. Le titre portait en grosses lettres:

      «COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON.» Et des annonces stupéfiantes:

      «À vendre, terres à 5 francs l'hectare donnant un rendement de plusieurs mille francs par an… Fortune rapide et assurée… On demande des colons.» Puis venait l'historique de l'île où devait s'établir la colonie projetée, île achetée au roi Négonko par le duc de Mons dans le cours de ses voyages, entourée d'ailleurs d'autres territoires qu'on pourrait acquérir plus tard pour agrandir les établissements.

      Un climat paradisiaque, une température océanienne, très modérée malgré sa proximité de l'équateur, ne variant que de deux à trois degrés, entre 25 et 28; pays très fertile, boisé à miracle et merveilleusement arrosé, s'élevant rapidement à partir de la mer, ce qui permettait à chacun de choisir la hauteur convenant le mieux à son tempérament. Enfin les vivres abondaient, fruits délicieux à tous les arbres, gibiers variés dans les bois et les plaines, innombrables poissons dans les eaux. Au point de vue commerce et navigation, une rade splendide pouvant contenir toute une Flotte, un port de sûreté fermé par des jetées, avec arrière- port, bassin de radoub, quais, débarcadères, phare, sémaphore, grues à vapeur, rien ne manquerait.

      Les travaux étaient déjà commencés par des ouvriers chinois et canaques, sous la direction et sur les plans des plus habiles ingénieurs, des architectes les plus distingués. Les colons trouveraient en arrivant des installations confortables, et même, par d'ingénieuses combinaisons, avec 50 francs de plus, les maisons seraient aménagées selon les besoins de chacun.

      Vous pensez si les imaginations tarasconnaises se mirent à travailler à la lecture de ces merveilles. Dans toutes les familles on faisait des plans. L'un rêvait des persiennes vertes, l'autre un joli perron; celui-ci voulait de la brique, celui-là du moellon. On dessinait, on coloriait, on ajoutait un détail à un autre; un pigeonnier serait gracieux, une girouette ne ferait pas mal.

      «Oh! Papa, une véranda!

      — Va pour la véranda, mes enfants!»

      Pour ce qu'il en coûtait.

      En même temps que les braves habitants de Tarascon se passaient ainsi toutes leurs fantaisies d'installations idéales, les articles du Forum et du Galoubet étaient reproduits dans tous les journaux du Midi, les villes, les campagnes inondées de prospectus à vignettes encadrés de palmiers, de cocotiers, bananiers, lataniers, toute la faune exotique; une propagande effrénée s'étendait sur la Provence entière.

      Par les routes poudreuses des banlieues de Tarascon passait au grand trot le cabriolet de Tartarin, conduisant lui-même avec le Père Bataillet assis près de lui sur le devant, serrés l'un près de l'autre pour faire un rempart de leurs corps au duc de Mons, enveloppé d'un voile vert et dévoré par les moustiques, qui l'assaillaient rageusement de tous côtés, en troupes bourdonnantes, altérés du sang de l'homme du Nord, s'acharnant à le boursoufler de leurs piqûres.

      C'est, qu'il en était, du Nord, celui-là! Pas de gestes, peu de paroles, et un sang-froid!… Il ne s'emballait pas, voyait les choses comme elles sont, posément. On pouvait être tranquille.

      Et sur les placettes ombragées de platanes, dans les vieux bourgs, les cabarets mangés de mouches, dans les salles de danse, partout, c'étaient des allocutions, des sermons, des conférences.

      Le duc de Mons, en termes clairs et concis, d'une simplicité, de vérité toute nue, exposait les délices de Port-Tarascon et les bénéfices de l'affaire; l'ardente parole du moine prêchait l'émigration à la façon de Pierre l'Ermite. Tartarin, poudreux de la route comme au sortir d'une bataille, jetait de sa voix sonore quelques phrases ronflantes:»victoire, conquête, nouvelle patrie, «que son geste énergique envoyait au loin, par-dessus les têtes.

      D'autres fois se tenaient des réunions contradictoires, où tout se passait par demandes et réponses.

      «Y a-t-il des bêtes venimeuses?

      — Pas une. Pas un serpent. Pas même de moustiques. En fait de bêtes fauves, rien du tout.

      — Mais on dit que là-bas, dans l'Océanie, il y a des anthropophages?

      — Jamais de, la vie! Tous végétariens…

      — Est-ce vrai que les sauvages vont tout nus?

      — Çà, c'est peut-être un peu vrai, mais pas tous. D'ailleurs nous les habillerons.»

      Articles, conférences, tout eut un succès fou. Les bons s'enlevaient par cent et par mille, les émigrants affluaient, et pas seulement de Tarascon, de tout le Midi! Il en venait même de Beaucaire. Mais, halte là! Tarascon les trouvait bien hardis, ces gens de Beaucaire!

      Depuis des siècles, entre les deux cités voisines, séparées seulement par le Rhône, gronde une haine sourde qui menace de ne plus finir.

      Si vous en cherchez les motifs, on vous répondra des deux côtés par des mots qui n'expliquent rien:

      «Nous les connaissons, les Tarasconnais…,» disent les gens de

       Beaucaire, d'un ton mystérieux.

      Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leur oeil finaud:

      «On sait ce qu'ils valent, messieurs les Beaucairois.»

      De fait, d'une ville à l'autre les communications sont nulles, et le pont qu'on a jeté entre elles ne sert absolument à rien. Personne ne le franchit jamais. Par hostilité d'abord, ensuite parce que la violence du mistral et la largeur du fleuve à cet endroit en rendent le passage très dangereux.

      Mais si l'on n'acceptait pas de colons de Beaucaire, l'argent de tout le monde était parfaitement accueilli. Les fameux hectares à 5 francs (rendement de plusieurs mille francs par an) se débitaient par fournées. On recevait aussi de partout les dons en nature que

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