Partie carrée. Theophile Gautier

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Partie carrée - Theophile Gautier

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Ce train désespéré se soutint, grâce à une crépitation perpétuelle de coups de fouet qui aurait démanché un bras moins exercé que celui de Little-John.

      L'œil de l'inconnu était toujours fixé sur le cadran de sa montre, et il ne faisait aucune attention aux jolis paysages doucement dorés par l'automne, aux charmants cottages qui se révélaient le long de la route, à travers les arbres éclaircis, dans l'intimité d'un déshabillé matinal, et se montrait insensible à tous les gracieux détails de la nature anglaise. Le pittoresque le préoccupait assurément fort peu,—en ce moment-là,—quoiqu'il ne parût pas appartenir à la classe épaisse des philistins et des bourgeois. Une idée unique, persistante, le possédait: celle d'arriver.

      Grâce à la nouvelle impulsion donnée à la marche de l'attelage par Little-John, rassuré désormais sur l'éventualité d'un accident, le voyageur pressé parut respirer plus à l'aise, son front se rasséréna, et il remit la montre dans son gousset.

      —Allons, dit-il à demi voix, j'arriverai à temps malgré le hasard hostile qui, dans toute cette affaire, semblait prendre plaisir à contrecarrer mes projets. Il ne sera pas dit que ma volonté aura été obligée de plier devant un obstacle humain. Mais quelle série de circonstances qu'on croirait combinées à plaisir pour me retarder: le vaisseau qui portait la première lettre où l'on me donnait avis de la chose qui m'intéresse à ce point de me faire quitter l'Inde subitement, rencontre, près des îles Maldives, des pirates javanais qui l'attaquent et le dépouillent! ce n'est donc que par le second courrier que j'ai pu connaître ce qu'il m'importait tant de savoir. Je nolise le bâtiment le plus fin voilier que je puis trouver libre à Calcutta; une tempête abominable me fait perdre huit jours dans le détroit de Bab-el-Mandeb.

      «La moitié de mon équipage sort de l'embouchure du Gange emportant le choléra bleu, et crève le plus mal à propos du monde. Au fond de la mer Rouge, je trouve la peste, et l'isthme de Suez barré par toute sorte de quarantaines. J'écris sur la bosse d'un chameau, au brave Mackgill une lettre qui a dû lui arriver déchiquetée en barbe d'écrevisse, parfumée de vinaigre et de fumigations aromatiques, tatouée de vingt couleurs comme une peau de Caraïbe, et transmise avec une respectueuse terreur par les pincettes de toutes les santés.

      «Au risque de me faire tirer des coups de fusil, je franchis les obstacles des quarantaines, car la peste avait peur du choléra. Étrange délicatesse! Heureusement, j'ai trouvé, flânant le long des côtes, non loin d'Alexandrie, le brave capitaine Peppercul, homme sans préjugés contagionistes, qui a bien voulu, moyennant une somme énorme, me prendre à son bord et m'emmener en Angleterre en évitant avec soin les ports à lazaret.

      «Jamais je n'ai été plus nerveux que dans ce maudit voyage. Moi, si calme d'ordinaire, j'étais comme une petite-maîtresse qui a ses vapeurs parce que son mari lui refuse quelque chose de déraisonnable. Enfin me voilà bientôt au terme. Ma lettre, arrivée un jour avant moi, a dû donner le temps de tout préparer: il est neuf heures; dans deux heures, je serai à Londres.

      «Eh bien, postillon, dit-il comme pour résumer son monologue en baissant la glace, il me semble que nous faiblissons.

      —Milord, à moins d'atteler les griffons dont parle l'Écriture, on de conduire le char de feu d'Élie, il n'est pas humainement possible d'augmenter ce train: je défie quelque postillon que ce soit, fût-il payé six guinées, d'extraire, à coups de fouet, une plus grande somme de vitesse des jarrets de quatre pauvres bêtes, répondit majestueusement Little-John, en tournant un peu la tête.

      Cependant, par une concession polie au désir extravagant du voyageur, Little-John, qui, dans ses relations avec le beau monde, avait acquis du savoir-vivre, fit claquer son fouet deux ou trois fois; mais, comme il l'avait bien prévu, ce stimulant était devenu inutile, et la mèche, quoique adressée aux épaules des chevaux, n'obtenait pas même de leur part un seul frémissement d'impatience ou de douleur.

      Bientôt le cheval qui côtoyait le porteur, et qui râlait comme un soufflet de forge, se couvrit d'écume; son poil se hérissa, sa tête s'encapuchonna, ses pieds perdirent le rythme du galop; incertain et chancelant, il s'appuya et s'épaula contre son compagnon de trait, puis il s'abattit et tomba sur le flanc; l'attelage, lancé à fond, ne pouvant s'arrêter, le pauvre animal fut emporté pondant un assez long espace de temps, rayant de son corps la poussière du chemin. Little-John, ayant maîtrisé ses chevaux, le tira violemment par la bride; lui appliqua les plus énergiques coups de manche de fouet croyant seulement à une chute; mais Black ne devait plus traîner de voyageurs dans cette vie: ses flancs, trempés comme si les eaux du ciel et les flots de la mer les eussent lavés, palpitèrent sous une suprême convulsion; il se releva dans le délire de la douleur et fit quelques pas en tirant la voiture hors la droite ligne; il avait l'air de ces fantômes de chevaux mornes et mutilés qui se relèvent du milieu des tas de cadavres sur les champs de bataille abandonnés.

      Dominés par l'ascendant et la terreur de la mort qui s'approchait et qu'ils sentaient avec leur admirable instinct, les autres chevaux, malgré les efforts de Little-John, qui leur déchirait la bouche, suivaient les titubations de leur pauvre camarade en proie à la noire ivresse de l'agonie.

      Au moment où la voiture, complètement déviée, allait verser sur le rebord de la route, Black roula à terre comme si des couteaux invisibles lui eussent coupé en même temps les quatre jarrets; son grand œil effaré se troubla, se couvrit d'une taie bleuâtre; un flot d'écume vint mousser dans ses narines sanglantes, ses jambes s'allongèrent et se roidirent comme des pieux.

      C'en était fait de Black, un honnête cheval digne d'un meilleur sort!

      Tout cela s'était passé en moins de temps qu'il n'en a fallu pour l'écrire.

      L'étranger sortit précipitamment de la voiture: sa figure portait les traces de la contrariété la plus violente.

      —Il ne manquait plus que cela! dit-il avec un accent de fureur concentrée, en poussant du pied le cadavre de Black; cette misérable rosse que voilà aplatie par terre comme une découpure de papier noir ne pouvait-elle pas vivre dix minutes de plus? Allons, vite, ôtons cette charogne d'entre les traits; j'aperçois là-bas la maison de la poste, dépêchons-nous de la gagner.

      Et l'étranger donna à Little-John, qui avait mis pied à terre, un coup de main qui annonçait de sa part une connaissance profonde des choses de l'écurie. Il défaisait les boucles sans hésiter, et se retrouvait à merveille dans les complications des harnais embrouillés par les efforts désespérés du pauvre Black. Le postillon, qui avait été d'abord scandalisé du peu de sensibilité de l'inconnu à l'endroit du cheval mort, se sentit pénétré pour lui d'une sincère admiration et lui accorda son estime de palefrenier, la chose dont il était le plus avare au monde.

      —Quel dommage que vous soyez un lord! dit-il à l'étranger; vous auriez joliment gagné votre vie dans notre état; mais peut-être vaut-il mieux pour vous être lord. Pauvre Black! continua-t-il en lui ôtant la bride, qui aurait dit ce matin que tu mangeais ta dernière mesure d'avoine? Ce que c'est que de nous!

      Telle fut l'oraison funèbre de Black; à défaut d'éloquence, l'émotion ne manquait pas à l'orateur; une lueur humide brillait dans la prunelle de Little-John, et, s'il n'eût porté à temps à ses paupières le revers usé de sa manche, une larme eût peut-être coulé entre sa joue vergetée par le froid et son nez rougi par le vin.

      L'âme de Black, s'il survit quelque chose des animaux, dut être satisfaite et pardonner à Little-John les coups de lanière qu'il avait pu appliquer injustement au corps qu'elle habitait; car il n'était guère prodigue de marques d'attendrissement, et c'était bien le postillon le plus stoïque qui eût jamais lustré le fond d'une culotte de peau de basane sur le troussequin d'une

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