Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Lettres à Mademoiselle de Volland - Dénis Diderot

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l'agriculture, la population, ni aussi difficile, ni aussi dangereux que vous le croyez. Quand il y aurait un inconvénient momentané, qu'importe? On ne guérit point un malade sans le blesser, sans le faire crier, quelquefois sans le mutiler. J'apprends avec plaisir que la santé de Mme Le Gendre se refait. Si la vie est une chose mauvaise, la raison, qui nous soumet à ses travers, en est du moins une bonne. Continuez vos promenades au Palais-Royal; dissipez cette chère sœur, dissipez-vous; appelez-moi quelquefois sur le banc de l'allée d'Argenson, et dites à ceux qui l'occupent qu'il est à la chère maman, et qu'ils aient à décamper. Oui, ma Sophie, oui, nos promenades me paraîtront toujours délicieuses; oui, nous les renouvellerons encore; nous interrogerons nos âmes, et, contents ou mécontents de leur réponse, nous aurons du moins la conscience de n'avoir rien dissimulé. La vôtre est-elle toujours bien pure? S'il y avait quelque chose là qu'il fallût vous pardonner, je le ferais sans doute; mais il m'en coûterait beaucoup. Je suis si accoutumé à vous trouver innocente! Voilà une phrase singulière; mais d'où vient donc que les expressions les plus honnêtes sont presque devenues ridicules? En vérité nous avons tout gâté, jusqu'à la langue, jusqu'aux mots. Il y a apparemment au milieu de la pièce une tache d'huile qui s'est tellement étendue qu'elle a gagné jusqu'à la lisière.

      Me voici à cet arrêt du Conseil. Quels ennemis nous avons! qu'ils sont constants! qu'ils sont méchants! En vérité, quand je compare nos amitiés à nos haines, je trouve que les premières sont minces, petites, fluettes; nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer. C'est moi, moi, moi ma Sophie, qui le dis. Cela serait-il donc bien vrai? Quant au bruit que j'étais parti pour la Hollande, que David m'avait devancé, que nous allions y achever l'ouvrage, je m'y attendais. Doutez de tout ce qu'il vous plaira, mademoiselle la Pyrrhonienne, pourvu que vous en exceptiez les sentiments tendres que je vous ai voués: ils sont vrais comme le premier jour. Votre mot latin est bien plaisant; il faut que j'aie l'esprit mal fait; car j'entends malice à tout. J'ai tout reçu et à temps. Nous passons la journée ici; nous l'avons commencée fort doucement, comme je vous ai dit. Demain, nous irons nous emmesser à Vitry, et passer le reste du jour dans l'habitation de la chère sœur. J'aime les lieux où ont été les personnes que je chéris; j'aime à toucher ce qu'elles ont approché; j'aime à respirer l'air qui les environnait; seriez-vous jalouse même de l'air? Vous me pardonnerez d'avoir omis une poste sans vous écrire; et cela ne doit pas vous coûter beaucoup. Au reste, c'est comme de coutume, ce sont toujours les fautes que je ne commets pas pour lesquelles je trouve de l'indulgence. Avec quelle chaleur votre sœur m'accuse! comme elle dit! quelle couleur ont ses expressions! comme elle dirait si elle aimait! comme elle aimerait! mais par bonheur ou par malheur, cet être singulier est encore à naître. Je n'ai point commis d'imprudence là-bas; rassurez-vous. J'ai quelquefois souri à certains propos, mais c'est tout. Vous avez vu le Baron au Palais-Royal; il est donc à Paris! Je me reproche de ne lui avoir écrit ni mon départ, ni mon séjour, ni mes arrangements, ni ma vie, ni mon retour. Grimm et ma Sophie ont tout pris; mais peut-être ne s'en est-il pas aperçu? De temps en temps je me tracasse sur des choses que je sens et que j'aperçois tout seul.

      Pourquoi cette curiosité sur cette lettre de Grimm? Espérez-vous y trouver l'excuse de votre sœur et la vôtre? Tenez, ne faites plus de fautes; quand vous les réparez, vous les aggravez. Je m'y attendais, je m'y attendais, et je ne saurais vous dire combien ce reproche me touche doucement. N'y a-t-il point de mal à vous demander ce que c'est que cette belle dame qui s'intéresse à moi, et à qui je ne m'intéresse guère, puisque je ne la remets pas? mais il en est une autre qui m'a suivi jusqu'ici. Je n'ai que faire de vous la nommer; madame votre mère m'en parlait hier à table et m'examinait. Je crois aussi que mon discours et mon visage étaient un peu embarrassés. C'est que je ne saurais parler à moitié; il faut que je dise tout ou rien.

      Il me dit des choses tendres, douces; il les pense; mais, n'en dit-il qu'à moi? Belle occasion pour mentir! Mais pourquoi faire de ces questions? il me prend envie d'imiter votre ton léger; mais je ne saurais. Non, mademoiselle; je n'aime que vous; je n'aimerai jamais que vous, et je ne laisserai jamais croire à une autre que je la trouve aimable sans me le reprocher. N'allez-vous pas dire encore de cette phrase qu'elle convient également à l'innocent et au coupable? La remarque que vous faites sur la circonspection des méchants n'est pas juste; et quand elle le serait, qu'est-ce que cela me fait? Je n'ai pas été circonspect; je me suis laissé aller tout bonnement, et les méchants ne font pas ainsi. Je suis bien aise que vous, Mme Le Gendre, Mlle Boileau me désiriez, pourvu que ce ne soit pas pour vous mettre d'accord. Je n'entends rien ni en fausseté ni en hypocrisie. Je me souviens seulement d'avoir lu une fois sur la table d'un docteur de Sorbonne ces deux mots: «Humilité, pauvre vertu; hypocrisie, vice dont il ne serait pas difficile de faire l'apologie.»

      Adieu, madame, adieu, mademoiselle. Ni moi non plus je ne finirai pas sans vous renouveler les protestations que je vous ai faites si souvent et qui vous ont plu à entendre autant qu'à moi à vous les offrir, parce qu'elles sont vraies et qu'elles le seront toujours. Vous m'aimerez donc bien? Rappelez-vous tout, et faites vous-même ma réponse.

      Mon respect à Mlle Boileau. Tout ce qu'il vous plaira à Mme Le Gendre; je n'oserais presque plus lui parler. J'en dirais trop ou trop peu; et ces mots sont peut-être dans ce cas.

      XVII

      Au Grandval, le 5 octobre 1759[15].

      Que pensez-vous de mon silence? Le croyez-vous libre? Je partis mercredi matin. Il était onze heures passées que mon bagage n'était pas encore prêt, et que je n'avais point de voiture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de hardes et de linge que j'emportais. Elle ne conçoit pas que je puisse durer loin de vous plus de huit jours. J'arrivai une demi-heure avant qu'on se mît à table. J'étais attendu. Nous nous embrassâmes, le Baron et moi, comme s'il n'eût été question de rien entre nous. Depuis nous ne nous sommes pas expliqués davantage. Mme d'Aine[16], Mme d'Holbach, m'ont revu avec le plus grand plaisir, celle-ci surtout; je crois qu'elle a de l'amitié pour moi. On m'a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C'est là que, entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C'est mon occupation depuis six heures du matin jusqu'à une heure. À une heure et demie je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé. J'ai quelquefois la visite du Baron; il en use à merveille avec moi; s'il me voit occupé, il me salue de la main et s'en va; s'il me trouve désœuvré, il s'assied et nous causons. La maîtresse de la maison ne rend point de devoirs, et n'en exige aucun: on est chez soi et non chez elle.

      Il y a ici une Mme de Saint-Aubin qui a eu autrefois d'assez beaux yeux. C'est la meilleure femme du monde; nous faisons ordinairement ensemble un trictrac, soit avant, soit après dîner. Elle joue mieux que moi; elle aime à gagner; moi, je ne me soucie pas de perdre beaucoup; elle gagne donc; je ne perds que le moins que je peux, et nous sommes contents tous les deux. Nous dînons bien et longtemps. La table est servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement encore. Il est impossible d'être sobre, et il est impossible de n'être pas sobre et de se bien porter. Après dîner les dames courent; le Baron s'assoupit sur un canapé; et moi, je deviens ce qu'il me plaît. Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons et nous allons promener; les femmes de leur côté, le Baron et moi du nôtre; nous faisons des tournées très-étendues. Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. Chemin faisant, nous parlons ou d'histoire, ou de politique, ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. Le coucher du soleil et la fraîcheur de la soirée nous rapprochent de la maison où nous n'arrivons guère avant sept heures. Les femmes sont rentrées et déshabillées. Il y a des lumières et des cartes sur une table. Nous nous reposons un moment, ensuite nous commençons un piquet. Le Baron nous fait la chouette. Il est maladroit, mais il est heureux. Ordinairement le souper interrompt notre jeu. Nous soupons. Au sortir de table nous achevons notre partie;

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