Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
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Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière lettre. J'étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Damilaville m'invita à souper chez lui, j'acceptai; je suis un glouton; je mangeai une tourte entière; je mis là-dessus trois ou quatre pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande tasse de café. Il était une heure du matin quand je m'en retournai; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l'œil. J'eus l'indigestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre du thé: le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tancrède. Voici ce que j'en ai jugé. C'est un ouvrage fondé sur la pointe d'une aiguille, mais où les défauts de conduite sont rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid; cependant on y conçoit le germe d'un grand intérêt. Le second est encore froid. Le troisième est une des plus belles choses que j'aie jamais vues: c'est une suite de tableaux grands et pathétiques; il y a un moment où la scène est muette, et où le spectateur est désolé. C'est celui où Aménaïde, traînée au supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède; elle pousse un cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, on la porte vers une pierre sur laquelle elle s'assied; il faut y être pour concevoir l'effet de cette situation; et puis imaginez quarante personnes sur la scène: Tancrède, Argire, les paladins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est vide d'action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c'est que le cinquième; il est long, froid, entortillé, excepté la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j'aurais rendu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n'aurait plus été une tragédie; et Grimm lui répondit: «Qu'est-ce que cela fait?» Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville n'aime pas qu'on cherche la mort, parce qu'on s'est attaché à une infidèle; il médisait: «Si vous aimiez, et qu'on vous trompât, que feriez-vous?—D'abord, lui répondis-je, j'aurais bien de la peine à le croire: quand j'en serais assuré, je crois que je renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond d'une campagne, et que j'irais attendre là ou la fin de ma vie ou l'oubli de l'injure qu'on m'aurait faite. La nature, qui nous a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le temps les soulageât malgré nous: heureusement, pour la conservation de l'espèce malheureuse des hommes, presque rien ne résiste à la consolation du temps. C'est là ce qui quelquefois me fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m'emporte. Je me dis à moi-même: Je cesserais de souffrir; et au bout de quelques années (et c'est beaucoup donner à la douleur amère de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressouvenir de moi, à s'en entretenir et à me pleurer.
Je joins à cette lettre le Discours sur la Satire des philosophes[51]. On l'attribue à M. de Saint-Lambert; c'est un ouvrage plein de modération et sur lequel il n'y a eu ici qu'un jugement. M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tancrède, lorsque celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses simples et des tableaux: «Vous voyez, mon cher, que j'ai fait bon usage des préceptes de votre ami»; et il lui disait la vérité. Je ne sais si je n'irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur, et que je le donne aux Français[52]. Ce sera là mon occupation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme; c'est un sentiment que rien ne peut affaiblir; au contraire, je le crois quelquefois susceptible d'accroissement. Quand je suis à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c'est une illusion. Comment se pourrait-il faire que la mémoire du bonheur ne le cédât pas à la jouissance? Quelle comparaison entre le transport passé et l'ivresse présente? Je vous attends pour juger cela. Nous ne sommes qu'au 5 septembre. Que le temps me dure! Adieu.
XXXV
Le 10 septembre 1760.
N'imaginez point cela, ma chère amie, ce n'est ni la faute des postes, ni la mienne; je suis exact et les courriers vont leur train. Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez; et je me désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche au soir, si vous m'eussiez entendu maudire le contre-seing de M. de Courteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d'une extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui taisaient que pitié, parce qu'il connaît un peu ma folie. Voilà, par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais me repentir; quand je reviens de sang-froid sur ce qu'ils appellent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois être, et je leur dirais volontiers: Rompez tout commerce avec les hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades: il faut ou se renfermer, ou s'attendre à avoir de la poussière dans les yeux, si l'on se promène quand il fait du vent.
Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais y arriver samedi au soir; j'en avais fait une promesse solennelle; mais le moyen de fuir devant le mot que j'attendais dimanche? Je restai. Le mot vint; j'y répondis, et lundi au soir je me rendis ici, où l'on ne m'espérait plus. Nous nous croisâmes, Grimm et moi, sur la route. J'ai donc passé les deux jours suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu de jeu; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos. Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir; nous eûmes deux heures d'inquiétude; la nuit était très-obscure, et nous craignions qu'il ne lui fût arrivé quelque chose: nous voilà trois pour jusqu'à lundi prochain. Que fais-je? que font-ils? Le matin, il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris; nous nous voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner, la partie d'échecs; après la partie d'échecs, la promenade; après la promenade, la retraite; après la retraite, la conversation; après la conversation, le souper; après le souper, encore un peu de conversation; et c'est ainsi que finira une journée innocente et douce, où l'on se sera amusé et occupé, où l'on aura pensé, où l'on se sera instruit, estimé et aimé, et où l'on se sera dit: Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne dépendra pas de moi de vous rendre heureuse? Une chose me plaît-elle et me la proposé-je, il faut absolument qu'il survienne un contre-temps qui la gâte. J'avais une certaine joie à penser que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais: Quel plaisir elle aura dans cet endroit! Elle n'entendra jamais cet Eh bien! mon père? sans fondre en larmes. J'unissais mes sensations aux vôtres; j'étais enchanté que, séparés par une distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir commun; et voilà que vous n'avez pas encore reçu cet envoi.
Je trouve du courage dans les aveux et les réponses que vous faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu'on désespère d'arrêter.
Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin! le matin! ah! chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne; mais il me vient, malgré que j'en aie, des soupçons d'infidélité. Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits que nos honnêtes gens de province; une misérable petite curiosité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les premiers ne feraient