Le meurtre d'une âme. Daniel Lesueur
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—Ça n'est pas vrai!»
Le démenti jaillit des lèvres frémissantes de Louise, sans qu'elle en eût mesuré l'imprudence. La phrase abominable de l'Allemand l'avait cinglée toute, dans sa solidarité de femme française, et plus loin encore, plus avant dans sa douleur, par le rictus dont il soulignait l'allusion à cette «promenade» dans le «beau pays»... Maintenant, elle se taisait, droite, blême, la haine et le désespoir dans les yeux. Le Prussien, sans se fâcher, la regarda. Et l'ignominie de ce regard était insoutenable, car il contenait tout ce que la convoitise de l'homme, la morgue du maître, l'ironie du vainqueur, peuvent avoir d'outrageant pour la pudeur d'une femme et pour la plus élémentaire dignité d'une créature humaine.
—«Va, va... Injurie-moi,» fit le soudard. «Tu me plais comme ça... Tu as plus de chic,» ajouta-t-il, exprimant, par ce mot, qu'il était fier d'employer, l'espèce de beauté plus haute dont l'indignation revêtait l'humble femme.
D'un geste tranquille, comme pour s'installer dans le logis, il déboucla son ceinturon, et se débarrassa de son sabre, qu'il posa en travers de la table. Il ôta également son casque.
—«Tu t'es promise... Tu ne te refuseras pas. Tu es à moi,» prononça-t-il en s'avançant vers Louise.
Elle recula, les yeux élargis, folle d'angoisse. Que faire?... Allait-elle devenir la proie de cette brute, sans un cri, sans une révolte, sans une tentative de fuite, parce que tout, sauf sa soumission, risquait de livrer celui qui s'abritait sous son toit?... Dans sa retraite éperdue, elle songeait encore à le sauvegarder. Car, au lieu de se réfugier dans sa chambre et de s'y barricader, comme elle aurait essayé de le faire sans cette tragique présence, elle se retirait dans l'angle opposé, où bientôt elle rencontrait le mur. Là, elle s'aplatit, comme pour s'incruster dans la pierre, les doigts, les ongles collés à la paroi, en une attitude de crucifiée. Et il semblait que la surface lisse lui donnât prise, tant elle s'y cramponnait désespérément.
Le Prussien la suivit, balbutiant maintenant en sa langue des paroles de sensualité brutale. La malheureuse vit contre son visage cette face où s'accentuaient, dans une ivresse écœurante, les traits de la race détestée. Elle faillit hurler de dégoût... Mais un coup d'œil vers la porte de sa chambre lui rendit la force de rester muette. Cette porte était vitrée d'un grand carreau clair, que voilait un rideau de guipure commune. Une silhouette serait visible au travers. Le moindre appel, en attirant là l'Italien, perdrait celui-ci. Elle se contint, gardant encore on ne sait quel espoir d'apitoyer son bourreau.
—«Laissez-moi,» gémit-elle tout bas... «Et je vous jure, monsieur l'officier... je vous jure... J'irai, ce soir, au château... Là, vous ferez ce que vous voudrez... Mais pas ici... Pas chez nous... Pas chez mon mari...»
Un ricanement abominable accueillit ces supplications. Louise n'entendit pas le vil commentaire qui accompagna ce rire. L'émotion la suffoquait... Elle sentit sur elle les mains du soldat. Un vertige la prit. Le sol oscilla, le mur contre lequel se crispaient ses mains devint fluide... Ce fut une telle sensation d'horreur que, malgré elle, un cri lui déchira la gorge... Et alors, elle perdit connaissance.
L'officier allemand n'eut pas le temps de se rendre compte que le corps dont s'emparaient ses bras avides ne s'y abandonnait que dans l'inertie d'une défaillance. Il poussait une exclamation de triomphe, au moment où, derrière lui, une porte brusquement ouverte livrait passage à un homme dont les yeux étincelants eussent paralysé son ardeur s'il eût pu les voir.
Michel Occana, déjà inquiet pour son hôtesse, venait de tressaillir affreusement dans sa cachette au cri, lugubre comme un râle, qu'elle avait exhalé inconsciemment. D'un bond, il fut à la porte vitrée. Il vit la scène odieuse... la sauvage agression du colosse en uniforme prussien contre cette martyre à face agonisante. Il s'élança... D'un coup de poing formidable, il fit lâcher prise à l'officier. Telle fut la soudaineté et la violence de l'attaque, que le gros homme tourna sur lui-même, chancela et s'abattit, tandis que Michel soutenait la Louison et la posait doucement sur un siège.
Une clameur furieuse accompagna la chute de l'Allemand. Dans son gosier de stentor un son incohérent éclata. Michel crut à une imprécation en entendant les syllabes gutturales:
—«Zur Hülfe!...»
Il allait bientôt voir que c'était un appel à l'aide.
Cependant un silence suivit. Car le colonel brandebourgeois, ayant donné du front contre le bout du fourreau de son sabre, déposé par lui sur la table, se fendit le sourcil et demeura par terre dans une sorte d'étourdissement.
Il n'avait pas eu le temps de se relever que la porte extérieure s'ouvrit et que deux soldats parurent. Quand ils virent leur chef gisant avec le front ensanglanté, ils se précipitèrent sur Michel Occana, la crosse haute. Un seul des coups qu'ils lui destinaient aurait suffi à l'assommer. Mais l'étroitesse du lieu et la simultanéité de leur mouvement fit que ces hommes entrechoquèrent leurs armes. Et ils n'avaient pas eu le temps de reprendre position, quand le colonel, se redressant, les arrêta d'un ordre bref.
Michel, qui déjà se croyait mort, et qui pensa n'en valoir guère mieux, se félicita de cet instant de répit, car il eut la satisfaction de dire à l'officier allemand, d'un ton vibrant d'ironique dédain:
—«Bravo!... vous êtes un homme de précaution. Vous postez vos soldats à la porte quand vous voulez faire violence à une femme. C'est pour vous une belle prouesse et pour eux un joli métier, colonel.»
Son air de persiflage hautain, son aisance, son admirable visage, indiquaient trop qu'il n'était pas l'hôte habituel de cette maison de garde. Le chef prussien, qui, en se relevant, croyait d'abord se trouver en face d'un mari exaspéré, ne prit pas longtemps le change. Tout en essuyant avec son mouchoir le sang de son éraflure, il observait l'inconnu d'un œil attentif et soupçonneux. Le sarcasme insultant de l'Italien fit courir une pâleur sur sa face congestionnée, qui n'en devint ensuite que plus rouge.
—«Et vous,» dit-il, «vous vous servez de l'attrait d'une femme pour tendre des guet-apens, et vous attaquez les gens par derrière. C'est digne d'un Français et d'un espion,» ajouta-t-il, montrant ainsi que son oreille étrangère n'avait pas reconnu l'accent italien dans une langue qu'il estropiait lui-même.
Il s'adressa ensuite en allemand à ses hommes. Et ceux-ci, qui, déjà, maintenaient Michel par les bras, se mirent en devoir de le fouiller.
Ce fut à ce moment que Louise revint à elle, et aussi qu'une sixième personne compléta par sa présence la signification poignante d'une telle scène.
Armande de Solgrès entra.
Depuis une demi-heure, elle passait par toutes les transes. Ayant vu l'officier allemand sortir du château, suivi de ses deux hommes, à la minute où elle-même partait pour rejoindre Michel, la jeune fille s'était bien gardée de se rendre directement à la maison de garde. Mais, par un détour, elle avait pu gagner, sans être observée, une éminence qui dominait cette maison. Elle avait donc vu le colonel y entrer, laissant les deux factionnaires à la porte. «Michel y est-il déjà?... Est-ce lui qu'on vient prendre?» se demanda-t-elle, torturée par la plus atroce inquiétude. Ce n'était point par lâcheté, mais par prudence pour lui, que la vaillante fille ne volait pas auprès de celui qu'elle aimait. Ne serait-ce pas l'accuser que de manifester leur entente? Ne risquait-elle pas de compromettre un système de défense inventé sous le coup de la surprise par l'ingénieux Italien ou par Louise, cette dévouée?
Cependant, les minutes s'écoulaient sans que le colonel ressortît, et sans