Nana. Emile Zola

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Nana - Emile Zola

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Il ne l'entendit pas, tellement il trouvait le cas de Muffat plaisant et extraordinaire. Elle répéta sa question.

      — Monsieur Fauchery, est-ce que vous n'avez pas publié un portrait de monsieur de Bismarck?… Vous lui avez parlé?

      Il se leva vivement, s'approcha du cercle des dames, tâchant de se remettre, trouvant d'ailleurs une réponse avec une aisance parfaite.

      — Mon Dieu! madame, je vous avouerai que j'ai écrit ce portrait sur des biographies parues en Allemagne… Je n'ai jamais vu monsieur de Bismarck.

      Il resta près de la comtesse. Tout en causant avec elle, il continuait ses réflexions. Elle ne paraissait pas son âge; on lui aurait donné au plus vingt-huit ans; ses yeux surtout gardaient une flamme de jeunesse, que de longues paupières noyaient d'une ombre bleue. Grandie dans un ménage désuni, passant un mois près du marquis de Chouard et un mois près de la marquise, elle s'était mariée très jeune, à la mort de sa mère, poussée sans doute par son père, qu'elle gênait. Un terrible homme, le marquis, et sur lequel d'étranges histoires commençaient à courir, malgré sa haute piété! Fauchery demanda s'il n'aurait pas l'honneur de le saluer. Certainement, son père viendrait, mais très tard; il avait tant de travail! Le journaliste, qui croyait savoir où le vieux passait ses soirées, resta grave. Mais un signe qu'il aperçut à la joue gauche de la comtesse, près de la bouche, le surprit. Nana avait le même, absolument. C'était drôle. Sur le signe, de petits poils frisaient; seulement, les poils blonds de Nana étaient chez l'autre d'un noir de jais. N'importe, cette femme ne couchait avec personne.

      — J'ai toujours eu envie de connaître la reine Augusta, disait-elle. On assure qu'elle est si bonne, si pieuse… Croyez-vous qu'elle accompagnera le roi?

      — On ne le pense pas, madame, répondit-il.

      Elle ne couchait avec personne, cela sautait aux yeux. Il suffisait de la voir là, près de sa fille, si nulle et si guindée sur son tabouret. Ce salon sépulcral, exhalant une odeur d'église, disait assez sous quelle main de fer, au fond de quelle existence rigide elle restait pliée. Elle n'avait rien mis d'elle, dans cette demeure antique, noire d'humidité. C'était Muffat, qui s'imposait, qui dominait, avec son éducation dévote, ses pénitences et ses jeûnes. Mais la vue du petit vieillard, aux dents mauvaises et au sourire fin, qu'il découvrit tout d'un coup dans son fauteuil, derrière les dames, fut pour lui un argument plus décisif encore. Il connaissait le personnage, Théophile Venot, un ancien avoué qui avait eu la spécialité des procès ecclésiastiques; il s'était retiré avec une belle fortune, il menait une existence assez mystérieuse, reçu partout, salué très bas, même un peu craint, comme s'il eût représenté une grande force, une force occulte qu'on sentait derrière lui. D'ailleurs, il se montrait très humble, il était marguillier à la Madeleine, et avait simplement accepté une situation d'adjoint à la mairie du neuvième arrondissement, pour occuper ses loisirs, disait-il. Fichtre! la comtesse était bien entourée; rien à faire avec elle.

      — Tu as raison, on crève ici, dit Fauchery à son cousin, lorsqu'il se fut échappé du cercle des dames. Nous allons filer.

      Mais Steiner, que le comte Muffat et le député venaient de quitter, s'avançait furieux, suant, grognant à demi-voix:

      — Parbleu! qu'ils ne disent rien, s'ils veulent ne rien dire…

       J'en trouverai qui parleront.

      Puis, poussant le journaliste dans un coin et changeant de voix, d'un air victorieux:

      — Hein! c'est pour demain… J'en suis, mon brave!

      — Ah! murmura Fauchery, étonné.

      — Vous ne saviez pas… Oh! j'ai eu un mal pour la trouver chez elle! Avec ça, Mignon ne me lâchait plus.

      — Mais ils en sont, les Mignon.

      — Oui, elle me l'a dit… Enfin, elle m'a donc reçu, et elle m'a invité… Minuit précis, après le théâtre.

      Le banquier était rayonnant. Il cligna les yeux, il ajouta, en donnant aux mots une valeur particulière:

      — Ça y est, vous?

      — Quoi donc? dit Fauchery, qui affecta de ne pas comprendre. Elle a voulu me remercier de mon article. Alors, elle est venue chez moi.

      — Oui, oui… Vous êtes heureux, vous autres. On vous récompense… A propos, qui est-ce qui paie demain?

      Le journaliste ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'on n'avait jamais pu savoir. Mais Vandeuvres appelait Steiner, qui connaissait M. de Bismarck. Madame Du Joncquoy était presque convaincue. Elle conclut par ces mots:

      — Il m'a fait une mauvaise impression, je lui trouve le visage méchant… Mais je veux bien croire qu'il a beaucoup d'esprit. Cela explique ses succès.

      — Sans doute, dit avec un pâle sourire le banquier, un juif de

       Francfort.

      Cependant, la Faloise osait cette fois interroger son cousin, le poursuivant, lui glissant dans le cou:

      — On soupe donc chez une femme, demain soir?… Chez qui, hein?

       chez qui?

      Fauchery fit signe qu'on les écoutait; il fallait être convenable. De nouveau, la porte venait de s'ouvrir, et une vieille dame entrait, suivie d'un jeune homme, dans lequel le journaliste reconnut l'échappé de collège, qui, le soir de la Blonde Vénus, avait lancé le fameux «très chic!» dont on causait encore. L'arrivée de cette dame remuait le salon. Vivement, la comtesse Sabine s'était levée, pour s'avancer à sa rencontre; et elle lui avait pris les deux mains, elle la nommait sa chère madame Hugon. Voyant son cousin regarder curieusement cette scène, la Faloise, afin de le toucher, le mit au courant, en quelques mots brefs: madame Hugon, veuve d'un notaire, retirée aux Fondettes, une ancienne propriété de sa famille, près d'Orléans, conservait un pied-à-terre à Paris, dans une maison qu'elle possédait, rue de Richelieu; y passait en ce moment quelques semaines pour installer son plus jeune fils, qui faisait sa première année de droit; était autrefois une grande amie de la marquise de Chouard et avait vu naître la comtesse, qu'elle gardait des mois entiers chez elle, avant son mariage, et qu'elle tutoyait même encore.

      — Je t'ai amené Georges, disait madame Hugon à Sabine. Il a grandi, j'espère!

      Le jeune homme, avec ses yeux clairs et ses frisures blondes de fille déguisée en garçon, saluait la comtesse sans embarras, lui rappelait une partie de volant qu'ils avaient faite ensemble, deux ans plus tôt, aux Fondettes.

      — Philippe n'est pas à Paris? demanda le comte Muffat.

      — Oh! non, répondit la vieille dame. Il est toujours en garnison à Bourges.

      Elle s'était assise, elle parlait orgueilleusement de son fils aîné, un grand gaillard qui, après s'être engagé dans un coup de tête, venait d'arriver très vite au grade de lieutenant. Toutes ces dames l'entouraient d'une respectueuse sympathie. La conversation reprit, plus aimable et plus délicate. Et Fauchery, à voir là cette respectable madame Hugon, cette figure maternelle éclairée d'un si bon sourire, entre ses larges bandeaux de cheveux blancs, se trouva ridicule d'avoir soupçonné un instant la comtesse Sabine.

      Pourtant, la grande chaise de soie rouge capitonnée, où la comtesse s'asseyait, venait d'attirer son attention. Il la trouvait d'un ton brutal, d'une fantaisie

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