Nana. Emile Zola
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— C'est une dame qui désire vous avoir à souper, reprit gaiement le journaliste, en s'adressant au comte Muffat.
Celui-ci, dont la face était restée grise toute la soirée, parut très surpris. Quelle dame?
— Eh! Nana! dit Vandeuvres, pour brusquer l'invitation.
Le comte devint plus grave. Il eut à peine un battement de paupières, pendant qu'un malaise, comme une ombre de migraine, passait sur son front.
— Mais je ne connais pas cette dame, murmura-t-il.
— Voyons, vous êtes allé chez elle, fit remarquer Vandeuvres.
— Comment! je suis allé chez elle… Ah! oui, l'autre jour, pour le bureau de bienfaisance. Je n'y songeais plus… N'importe, je ne la connais pas, je ne puis accepter.
Il avait pris un air glacé, pour leur faire entendre que cette plaisanterie lui semblait de mauvais goût. La place d'un homme de son rang n'était pas à la table d'une de ces femmes. Vandeuvres se récria: il s'agissait d'un souper d'artistes, le talent excusait tout. Mais, sans écouter davantage les arguments de Fauchery qui racontait un dîner où le prince d'Écosse, un fils de reine, s'était assis à côté d'une ancienne chanteuse de café-concert, le comte accentua son refus. Même il laissa échapper un geste d'irritation, malgré sa grande politesse.
Georges et la Faloise, en train de boire leur tasse de thé, debout l'un devant l'autre, avaient entendu les quelques paroles échangées près d'eux.
— Tiens! c'est donc chez Nana, murmura la Faloise, j'aurais dû m'en douter!
Georges ne disait rien, mais il flambait, ses cheveux blonds envolés, ses yeux bleus luisant comme des chandelles, tant le vice où il marchait depuis quelques jours l'allumait et le soulevait. Enfin, il entrait donc dans tout ce qu'il avait rêvé!
— C'est que je ne sais pas l'adresse, reprit la Faloise.
— Boulevard Haussmann, entre la rue de l'Arcade et la rue
Pasquier, au troisième étage, dit Georges tout d'un trait.
Et, comme l'autre le regardait avec étonnement, il ajouta, très rouge, crevant de fatuité et d'embarras:
— J'en suis, elle m'a invité ce matin.
Mais un grand mouvement avait lieu dans le salon. Vandeuvres et Fauchery ne purent insister davantage auprès du comte. Le marquis de Chouard venait d'entrer, chacun s'empressait. Il s'était avancé péniblement, les jambes molles; et il restait au milieu de la pièce, blême, les yeux clignotants, comme s'il sortait de quelque ruelle sombre, aveuglé par la clarté des lampes.
— Je n'espérais plus vous voir, mon père, dit la comtesse.
J'aurais été inquiète jusqu'à demain.
Il la regarda sans répondre, de l'air d'un homme qui ne comprend pas. Son nez, très gros dans sa face rasée, semblait la boursouflure d'un mal blanc; tandis que sa lèvre inférieure pendait. Madame Hugon, en le voyant si accablé, le plaignit, pleine de charité.
— Vous travaillez trop. Vous devriez vous reposer… A nos âges, il faut laisser le travail aux jeunes gens.
— Le travail, ah! oui, le travail, bégaya-t-il enfin. Toujours beaucoup de travail…
Il se remettait, il redressait sa taille voûtée, passant la main, d'un geste qui lui était familier, sur ses cheveux blancs, dont les rares boucles flottaient derrière ses oreilles.
— A quoi travaillez-vous donc si tard? demanda madame Du
Joncquoy. Je vous croyais à la réception du ministre des
Finances.
Mais la comtesse intervint.
— Mon père avait à étudier un projet de loi.
— Oui, un projet de loi, dit-il, un projet de loi, précisément… Je m'étais enfermé… C'est au sujet des fabriques, je voudrais qu'on observât le repos dominical. Il est vraiment honteux que le gouvernement ne veuille pas agir avec vigueur. Les églises se vident, nous allons à des catastrophes.
Vandeuvres avait regardé Fauchery. Tous deux se trouvaient derrière le marquis, et ils le flairaient. Lorsque Vandeuvres put le prendre à part, pour lui parler de cette belle personne qu'il menait à la campagne, le vieillard affecta une grande surprise. Peut-être l'avait-on vu avec la baronne Decker, chez laquelle il passait parfois quelques jours, à Viroflay. Vandeuvres, pour seule vengeance, lui demanda brusquement:
— Dites donc, où avez-vous passé? Votre coude est plein de toiles d'araignée et de plâtre.
— Mon coude, murmura-t-il, légèrement troublé. Tiens! c'est vrai… Un peu de saleté… J'aurai attrapé ça en descendant de chez moi.
Plusieurs personnes s'en allaient. Il était près de minuit. Deux valets enlevaient sans bruit les tasses vides et les assiettes de gâteaux. Devant la cheminée, ces dames avaient reformé et rétréci leur cercle, causant avec plus d'abandon dans la langueur de cette fin de soirée. Le salon lui-même s'ensommeillait, des ombres lentes tombaient des murs. Alors, Fauchery parla de se retirer. Pourtant, il s'oubliait de nouveau à regarder la comtesse Sabine. Elle se reposait de ses soins de maîtresse de maison, à sa place accoutumée, muette, les yeux sur un tison qui se consumait en braise, le visage si blanc et si fermé, qu'il était repris de doute. Dans la lueur du foyer, les poils noirs du signe qu'elle avait au coin des lèvres blondissaient. Absolument le signe de Nana, jusqu'à la couleur. Il ne put s'empêcher d'en dire un mot à l'oreille de Vandeuvres. C'était ma foi vrai; jamais celui-ci ne l'avait remarqué. Et tous les deux continuèrent le parallèle entre Nana et la comtesse. Ils leur trouvaient une vague ressemblance dans le menton et dans la bouche; mais les yeux n'étaient pas du tout pareils. Puis, Nana avait l'air bonne fille; tandis qu'on ne savait pas avec la comtesse, on aurait dit une chatte qui dormait, les griffes rentrées, les pattes à peine agitées d'un frisson nerveux.
— Tout de même on coucherait avec, déclara Fauchery.
Vandeuvres la déshabillait du regard.
— Oui, tout de même, dit-il. Mais, vous savez, je me défie des cuisses. Elle n'a pas de cuisses, voulez-vous parier!
Il se tut. Fauchery lui touchait vivement le coude, en montrant d'un signe Estelle, assise sur son tabouret, devant eux. Ils venaient de hausser le ton sans la remarquer, et elle devait les avoir entendus. Cependant, elle restait raide, immobile, avec son cou maigre de fille poussée trop vite, où pas