Nana. Emile Zola
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— Tu me présenteras pendant un entracte, finit-il par dire. Je me suis déjà rencontré avec le comte, mais je voudrais aller à leurs mardis.
Des chuts! énergiques partirent des galeries supérieures. L'ouverture était commencée, on entrait encore. Des retardataires forçaient des rangées entières de spectateurs à se lever, les portes des loges battaient, de grosses voix se querellaient dans les couloirs. Et le bruit des conversations ne cessait pas, pareil au piaillement d'une nuée de moineaux bavards, lorsque le jour tombe. C'était une confusion, un fouillis de têtes et de bras qui s'agitaient, les uns s'asseyant et cherchant leurs aises, les autres s'entêtant à rester debout, pour jeter un dernier coup d'oeil. Le cri: «Assis! assis!» sortit violemment des profondeurs obscures du parterre. Un frisson avait couru: enfin on allait donc connaître cette fameuse Nana, dont Paris s'occupait depuis huit jours!
Peu à peu, cependant, les conversations tombaient, mollement, avec des reprises de voix grasses. Et, au milieu de ce murmure pâmé, de ces soupirs mourants, l'orchestre éclatait en petites notes vives, une valse dont le rythme canaille avait le rire d'une polissonnerie. Le public, chatouillé, souriait déjà. Mais la claque, aux premiers bancs du parterre, tapa furieusement des mains. Le rideau se levait.
— Tiens! dit la Faloise, qui causait toujours, il y a un monsieur avec Lucy.
Il regardait l'avant-scène de balcon, à droite, dont Caroline et Lucy occupaient le devant. Dans le fond, on apercevait la face digne de la mère de Caroline et le profil d'un grand garçon, à belle chevelure blonde, d'une tenue irréprochable.
— Vois donc, répétait la Faloise avec insistance, il y a un
monsieur.
Fauchery se décida à diriger sa jumelle vers l'avant-scène. Mais il se détourna tout de suite.
— Oh! c'est Labordette, murmura-t-il d'une voix insouciante, comme si la présence de ce monsieur devait être pour tout le monde naturelle et sans conséquence.
Derrière eux, on cria: «Silence!» Ils durent se taire. Maintenant, une immobilité frappait la salle, des nappes de têtes, droites et attentives, montaient de l'orchestre à l'amphithéâtre. Le premier acte de la Blonde Vénus se passait dans l'Olympe, un Olympe de carton, avec des nuées pour coulisses et le trône de Jupiter à droite. C'étaient d'abord Iris et Ganymède, aidés d'une troupe de serviteurs célestes, qui chantaient un choeur en disposant les sièges des dieux pour le conseil. De nouveau, les bravos réglés de la claque partirent tout seuls; le public, un peu dépaysé, attendait. Cependant, la Faloise avait applaudi Clarisse Besnus, une des petites femmes de Bordenave, qui jouait Iris, en bleu tendre, une grande écharpe aux sept couleurs nouée à la taille.
— Tu sais qu'elle retire sa chemise pour mettre ça, dit-il à Fauchery, de façon à être entendu. Nous avons essayé ça, ce matin… On voyait sa chemise sous les bras et dans le dos.
Mais un léger frémissement agita la salle. Rose Mignon venait d'entrer, en Diane. Bien qu'elle n'eût ni la taille ni la figure du rôle, maigre et noire, d'une laideur adorable de gamin parisien, elle parut charmante, comme une raillerie même du personnage. Son air d'entrée, des paroles bêtes à pleurer, où elle se plaignait de Mars, qui était en train de la lâcher pour Vénus, fut chanté avec une réserve pudique, si pleine de sous-entendus égrillards, que le public s'échauffa. Le mari et Steiner, coude à coude, riaient complaisamment. Et toute la salle éclata, lorsque Prullière, cet acteur si aimé, se montra en général, un Mars de la Courtille, empanaché d'un plumet géant, traînant un sabre qui lui arrivait à l'épaule. Lui, avait assez de Diane; elle faisait trop sa poire. Alors, Diane jurait de le surveiller et de se venger. Le duo se terminait par une tyrolienne bouffonne, que Prullière enleva très drôlement, d'une voix de matou irrité. Il avait une fatuité amusante de jeune premier en bonne fortune, et roulait des yeux de bravache, qui soulevaient des rires aigus de femme, dans les loges.
Puis, le public redevint froid; les scènes suivantes furent trouvées ennuyeuses. C'est à peine si le vieux Bosc, un Jupiter imbécile, la tête écrasée sous une couronne immense, dérida un instant le public, lorsqu'il eut une querelle de ménage avec Junon, à propos du compte de leur cuisinière. Le défilé des dieux, Neptune, Pluton, Minerve et les autres, faillit même tout gâter. On s'impatientait, un murmure inquiétant grandissait lentement, les spectacteurs se désintéressaient et regardaient dans la salle. Lucy riait avec Labordette; le comte de Vandeuvres allongeait la tête, derrière les fortes épaules de Blanche; tandis que Fauchery, du coin de l'oeil, examinait les Muffat, le comte très grave, comme s'il n'avait pas compris, la comtesse vaguement souriante, les yeux perdus, rêvant. Mais, brusquement, dans ce malaise, les applaudissements de la claque crépitèrent avec la régularité d'un feu de peloton. On se tourna vers la scène. Était-ce Nana enfin? Cette Nana se faisait bien attendre.
C'était une députation de mortels, que Ganymède et Iris avaient introduite, des bourgeois respectables, tous maris trompés et venant présenter au maître des dieux une plainte contre Vénus, qui enflammait vraiment leurs femmes de trop d'ardeurs. Le choeur, sur un ton dolent et naïf, coupé de silences pleins d'aveux, amusa beaucoup. Un mot fit le tour de la salle: «Le choeur des cocus, le choeur des cocus»; et le mot devait rester, on cria «bis». Les têtes des choristes étaient drôles, on leur trouvait une figure à ça, un gros surtout, la face ronde comme une lune. Cependant, Vulcain arrivait, furieux, demandant sa femme, filée depuis trois jours. Le choeur reprenait, implorant Vulcain, le dieu des cocus. Ce personnage de Vulcain était joué par Fontan, un comique d'un talent canaille et original, qui avait un déhanchement d'une fantaisie folle, en forgeron de village, la perruque flambante, les bras nus, tatoués de coeurs percés de flèches. Une voix de femme laissa échapper, très haut: «Ah! qu'il est laid!»; et toutes riaient en applaudissant.
Une scène, ensuite, sembla interminable. Jupiter n'en finissait pas d'assembler le conseil des dieux, pour lui soumettre la requête des maris trompés. Et toujours pas de Nana! On gardait donc Nana pour le baisser du rideau? Une attente si prolongée avait fini par irriter le public. Les murmures recommençaient.
— Ça va mal, dit Mignon radieux à Steiner. Un joli attrapage, vous allez voir!
A ce moment, les nuées, au fond, s'écartèrent, et Vénus parut. Nana, très grande, très forte pour ses dix-huit ans, dans sa tunique blanche de déesse, ses longs cheveux blonds simplement dénoués sur les épaules, descendit vers la rampe avec un aplomb tranquille, en riant au public. Et elle entama son grand air:
Lorsque Vénus rôde le soir…
Dès le second vers, on se regardait dans la salle. Était-ce une plaisanterie, quelque gageure de Bordenave? Jamais on n'avait entendu une voix aussi fausse, menée avec moins de méthode. Son directeur la jugeait bien, elle chantait comme une seringue. Et elle ne savait même pas se tenir en scène, elle jetait les mains en avant, dans un balancement de tout son corps, qu'on trouva peu convenable et disgracieux. Des oh! oh! s'élevaient déjà du parterre et des petites places, on sifflotait, lorsqu'une voix de jeune coq en train de muer, aux fauteuils d'orchestre, lança avec conviction:
— Très chic!
Toute la salle regarda. C'était le chérubin, l'échappé de collège, ses beaux yeux écarquillés, sa face blonde enflammée par la vue de Nana. Quand il vit le monde se tourner vers lui, il devint très rouge d'avoir ainsi parlé haut, sans le vouloir. Daguenet, son voisin, l'examinait avec un sourire, le public riait, comme désarmé et ne songeant plus à siffler; tandis que les jeunes messieurs en gants blancs, empoignés eux aussi par le galbe de Nana, se pâmaient, applaudissaient.