L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra
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Читать онлайн книгу L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra страница 43
Tu es un mauvais chrétien, Sancho, dit don Quichotte; jamais tu n'oublies une injure; apprends qu'il est d'un cœur noble et généreux de mépriser de semblables bagatelles. Car enfin, de quel pied boites-tu, et quelle côte t'a-t-on brisée, pour te rappeler cette plaisanterie avec tant d'amertume? Après tout, ce ne fut qu'un passe-temps; si je ne l'avais ainsi considéré moi-même, je serais retourné sur mes pas, et j'en aurais tiré une vengeance encore plus éclatante que les Grecs n'en tirèrent de l'enlèvement de leur Hélène, qui, ajouta-t-il avec un long soupir, n'aurait pas eu cette grande réputation de beauté, si elle fût venue en ce temps-ci, ou que ma Dulcinée eût vécu dans le sien.
Eh bien, dit Sancho, que l'affaire passe pour une plaisanterie, puisque après tout il n'y a pas moyen de s'en venger; quant à moi, je sais fort bien à quoi m'en tenir, et je m'en souviendrai tant que j'aurai des épaules. Mais laissons cela; maintenant, seigneur, dites-moi, je vous prie, qu'allons-nous faire de ce cheval gris pommelé, qui m'a tout l'air d'un âne gris brun, et qu'a laissé sans maître ce pauvre diable que vous avez renversé? Car à la manière dont il a pris la clef des champs, je crois qu'il n'a guère envie de revenir le chercher, et par ma barbe le grison n'est pas mauvais.
Il n'est pas dans mes habitudes de dépouiller les vaincus, répondit don Quichotte, et les règles de la chevalerie interdisent de les laisser aller à pied, à moins toutefois que le vainqueur n'ait perdu son cheval dans le combat, auquel cas il peut prendre le cheval du vaincu, comme conquis de bonne guerre. Ainsi donc, Sancho, laisse là ce cheval ou cet âne, comme tu voudras l'appeler; son maître ne manquera pas de venir le reprendre dès que nous nous serons éloignés.
Je voudrais bien pourtant emmener cette bête, reprit Sancho, ou du moins la troquer contre la mienne, qui ne me paraît pas à moitié si bonne. Peste! que les règles de la chevalerie sont étroites, si elles ne permettent pas seulement de troquer un âne contre un âne! Au moins il ne doit pas m'être défendu de troquer le harnais.
Le cas est douteux, dit don Quichotte; cependant, jusqu'à plus ample information, je pense que tu peux faire l'échange, pourvu seulement que tu en aies un pressant besoin.
Aussi pressant que si c'était pour moi-même, répondit Sancho.
Là-dessus, usant de la permission de son maître, Sancho opéra l'échange du harnais, mutatio capparum, comme on dit, ajustant celui du barbier sur son âne, qui lui en parut une fois plus beau, et meilleur de moitié.
Cela fait, ils déjeunèrent des restes de leur souper, et burent de l'eau du ruisseau qui venait des moulins à foulon, sans que jamais don Quichotte pût se résoudre à regarder de ce côté, tant il conservait rancune de ce qui lui était arrivé. Après un léger repas, ils remontèrent sur leurs bêtes, et sans s'inquiéter du chemin, ils se laissèrent guider par Rossinante, que l'âne suivait toujours de la meilleure amitié du monde. Puis ils gagnèrent insensiblement la grande route, qu'ils suivirent à l'aventure, n'ayant pour le moment aucun dessein arrêté.
Tout en cheminant, Sancho dit à son maître:
Seigneur, Votre Grâce veut-elle bien me permettre de causer tant soit peu avec elle? car, depuis qu'elle me l'a défendu, quatre ou cinq bonnes choses m'ont pourri dans l'estomac, et j'en ai présentement une sur le bout de la langue à laquelle je souhaiterais une meilleure fin.
Parle, mais sois bref, répondit don Quichotte; les longs discours sont ennuyeux.
Eh bien, seigneur, continua Sancho, après avoir considéré la vie que nous menons, je dis que toutes ces aventures de grands chemins et de forêts sont fort peu de chose, car, si périlleuses qu'elles soient, elles ne sont vues ni sues de personne, et j'ajoute que vos bonnes intentions et vos vaillants exploits sont autant de bien perdu, dont il ne nous reste ni honneur ni profit. Il me semble donc, sauf meilleur avis de Votre Grâce, qu'il serait prudent de nous mettre au service de quelque empereur, ou de quelque autre grand prince qui eût avec ses voisins une guerre, dans laquelle vous pourriez faire briller votre valeur et votre excellent jugement; car enfin au bout de quelque temps il faudrait bien de toute nécessité qu'on nous récompensât, vous et moi, chacun selon notre mérite, s'entend; sans compter que maints chroniqueurs prendraient soin d'écrire les prouesses de Votre Grâce, afin d'en perpétuer la mémoire. Pour ce qui est des miennes, je n'en parle pas, sachant qu'il ne faut pas les mesurer à la même aune: quoique, en fin de compte, si c'est l'usage d'écrire les prouesses des écuyers errants, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas fait mention de moi comme de tout autre.
Tu n'as pas mal parlé, dit don Quichotte. Mais avant d'en arriver là il faut d'abord faire ses preuves, chercher les aventures; parce qu'alors le chevalier étant connu par toute la terre, s'il vient à se présenter à la cour de quelque grand monarque, à peine aura-t-il franchi les portes de la ville, aussitôt les petits garçons de l'endroit se précipiteront sur ses pas en criant: Voici venir le chevalier du Soleil, ou du Serpent, ou de tout autre emblème sous lequel il sera connu pour avoir accompli des prouesses incomparables. C'est lui, dira-t-on, qui a vaincu, en combat singulier, le géant Brocambruno l'indomptable, c'est lui qui a délivré le grand Mameluk de Perse du long enchantement où il était retenu depuis près de neuf cents ans. Si bien qu'au bruit des hauts faits du chevalier, le roi ne pourra se dispenser de paraître aux balcons de son palais, et reconnaissant tout d'abord le nouveau venu à ses armes, ou à la devise de son écu, il ordonnera aux gens de sa cour d'aller recevoir la fleur de la chevalerie. C'est alors à qui s'empressera d'obéir, et le roi lui-même voudra descendre la moitié des degrés pour serrer plus tôt entre ses bras l'illustre inconnu, en lui donnant au visage le baiser de paix; puis le prenant par la main, il le conduira aux appartements de la reine, où se trouvera l'infante sa fille, qui doit être la plus accomplie et la plus belle personne du monde.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Or voici ce qu'étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier (p. 94).
Une fois l'infante et le chevalier en présence, l'infante jettera les yeux sur le chevalier et le chevalier sur l'infante, et ils se paraîtront l'un à l'autre une chose divine plutôt qu'humaine; alors, sans savoir pourquoi ni comment, ils se trouveront subitement embrasés d'amour et n'ayant qu'une seule inquiétude, celle de savoir par quels moyens ils pourront se découvrir leurs peines. Le chevalier sera conduit ensuite dans un des plus beaux appartements du palais, où, après l'avoir débarrassé de ses armes, on lui présentera un manteau d'écarlate, tout couvert d'une riche broderie; et s'il avait bonne mine sous son armure, juge de ce qu'il paraîtra en habit de courtisan. La nuit venue, il soupera avec le roi, la reine et l'infante. Pendant le repas, et sans qu'on s'en aperçoive, il ne quittera pas des yeux la jeune princesse; elle aussi le regardera à la dérobée, sans faire semblant de rien, parce que c'est, comme je te l'ai déjà dit, une personne pleine d'esprit et de sens. Le repas achevé, on verra entrer tout à coup dans la