Haine d'amour. Daniel Lesueur

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Haine d'amour - Daniel Lesueur

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bien.

      —Dis-le-moi alors.

      —Je t’aime beaucoup.

      —Oh! ne dis pas «beaucoup».

      —Préfères-tu donc que je dise «un peu»?

      —Méchant!... Dis-moi: «Ma Sabine, je t’aime».

      Il répéta: «Ma Sabine, je t’aime». Mais avec un effort presque visible. Et, tout de suite, il lui en voulut un peu de l’avoir contraint à prononcer un mot dont, en son cœur, quelque chose d’obscur démentait la signification absolue. Elle-même ne s’y trompa pas. Dès cette seconde, elle sentit s’éveiller à nouveau la rageuse douleur dont la torturait son attachement désespéré pour cet homme. Elle s’était promis tant de bonheur à le revoir pourtant!... Et voici qu’à table, en face de lui, à le constater si calme, si tranquillement gai, à l’entendre parler de Cannes, et du portrait qu’elle avait réussi, et des petits potins du monde artistique, elle s’irritait sans savoir pourquoi, elle se tendait intérieurement. La tentation lui venait de dire quelque chose de violent et de cruel. Un désir de plus en plus aigu la poussait à faire souffrir Vincent, parce qu’elle souffrait de lui. Et ce n’était pas la tendresse qui l’arrêtait, la forçait à sourire d’un air doux: c’était la peur de le glacer, de l’éloigner davantage, et le sentiment de sa propre impuissance.

      Oh! qu’elle aurait donc été soulagée de son bizarre tourment, si elle avait pu, en même temps, crier à M. de Villenoise: «Je vous déteste!...» et l’attacher à sa vie par des liens indestructibles. Car des mouvements de haine la soulevaient, à sentir que jamais il ne serait possédé d’elle comme elle était possédée de lui.

      Cependant le déjeuner s’avançait. Sur la table, au service coquet, semée de petits bouquets de fleurs, Estelle avait successivement posé les plats préférés de Vincent. Une vraie dînette d’amoureux, que Sabine avait combinée avec toute sa science raffinée de mondaine et de voluptueuse, et dont elle s’était réjouie à l’avance comme d’un recommencement de bonheur.

      —Je ne sais pas comment vous faites, ma chère amie, dit Vincent avec gaieté. Je ne mange bien que chez vous. J’ai envie d’envoyer mon chef en apprentissage auprès de votre cuisinière.

      —Ma cuisinière?... Vous savez bien que je n’en ai pas.

      —Cependant, ce n’est pas Estelle?...

      Sabine échangea un sourire avec la bonne, qui, en ce moment, apportait les fruits.

      —Si... c’est un peu Estelle... mais sous ma direction.

      Il se récria.

      —Vous vous occupez de cuisine!...

      —Bien entendu. Ou, du moins, quand vous venez vous asseoir à ma modeste table. Car pour moi-même, je ne m’en donnerais jamais le tracas.

      Contrarié, M. de Villenoise déclara:

      —En ce cas, je n’accepterai plus un repas ici.

      —Vous ne me ferez pas cette peine, dit Sabine. Mais qu’est-ce qui vous étonne?...

      Et, après un silence durant lequel la bonne quitta la pièce, elle ajouta:

      —Puis-je avoir votre train de maison?

      —Il ne tiendrait qu’à vous, ma chère amie.

      —Comment cela?

      —Est-ce que tout ce que je possède ne vous appartient pas? Vous n’avez qu’un mot à dire pour en disposer.

      —Merci, répliqua-t-elle. Il ne me sied pas, et je vous l’ai répété cent fois, d’être une femme entretenue.

      Il la regarda tristement. Elle était plus pâle encore que d’habitude, ses grands sourcils noirs froncés, le regard dédaigneux, la bouche souffrante. Alors, baissant la voix, il prononça, avec un grand effort de tendresse et de conciliation:

      —Voyons, ma chérie, vous savez bien qu’en acceptant de moi une faible partie de ce que vous avez perdu par ma faute, vous ne pourriez pas vous croire une femme entretenue.

      —Soit, mais le monde le croirait.

      —Le monde?... Il vous oublierait. Vous ne tenez pas à lui. Vous n’avez pas besoin de le fréquenter.

      —C’est ce qui vous trompe, dit-elle violemment. Le fréquenter... non, je n’y tiens pas. Car je le méprise, il me dégoûte, ce monde qui me jette la pierre, à moi!... et qui lèche la trace de vos pas, à vous!... parce que vous êtes un homme et que vous avez de l’argent. Nous avons pourtant commis la même faute... Et si l’affaire avait suivi son cours, le tribunal qui nous aurait condamnés pour adultère vous eût appelé «mon complice»!...

      M. de Villenoise fit un mouvement.

      —Je sais... reprit Sabine sans lui permettre d’ouvrir la bouche. Vous allez me dire que vous n’étiez pas marié, vous... que vous étiez libre...

      Il secoua la tête. Elle attendit, déconcertée. Puis, comme il ne parlait pas, elle demanda:

      —Eh bien?...

      —J’allais seulement vous proposer de passer dans votre atelier, où le café doit être servi.

      —Ah! ricana-t-elle, ce sujet de conversation vous gêne?

      —Il m’est horriblement pénible, ma chère amie.

      Elle répondit, exaspérée:

      —Je comprends ça.

      —D’ailleurs, fit-il avec résignation, rien ne nous empêchera, n’est-ce pas? de continuer cet entretien dans la pièce à côté.

      Tout en parlant, il se leva, et, comme diversion, se mit à jouer avec Hirsow, le chien danois, qui, après avoir déjeuné à la cuisine, venait de se faire rouvrir par Estelle la porte de la salle à manger.

      —Allons, Hirsow, saute là, mon vieux camarade! ordonna-t-il en désignant ses épaules.

      Hirsow se dressa, et lui posa vers le haut de la poitrine deux pattes puissantes. Vincent, bien qu’arc-bouté pour le recevoir, fit un pas de recul. Et le chien, qui maintenant dépassait en hauteur le jeune homme, inclinait vers lui sa tête formidable, la gueule entr’ouverte par un halètement de joie.

      —Assez, Hirsow, tu es trop lourd. Mais, voyez, Sabine, comme ce chien est content de me revoir... Oui, mon vieux... assez... oui, c’est bien, reprit-il, tandis que l’animal se frôlait contre lui avec des petits cris extasiés. Cela me fait vraiment plaisir.

      —Vincent, reprit Sabine en allumant une cigarette russe, vous avez beau ne pas vouloir m’entendre, il y a cependant une chose que je veux absolument vous dire.

      —Dites, mon amie, fit-il avec un soupir. Et il s’enfonça dans une bergère, auprès de la petite table portant le plateau du café, dans un angle de cette serre, qui élargissait l’atelier, et qu’au dehors un jardinet muré de lierre isolait de tout voisinage.—Ah! le joli coin! murmura-t-il encore. Quel goût vous

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