Le collier des jours: Le second rang du collier. Gautier Judith
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Paul Dalloz avait un très somptueux appartement dans l'hôtel du Moniteur, 13, quai Voltaire; mais, sa quinzaine directoriale terminée, il devait le céder à Turgan. Sa véritable résidence était située dans le parc de Neuilly: une maison charmante, au milieu d'un beau jardin.
Pour ne se laisser surpasser en rien par son collègue, peut-être, Turgan avait installé, lui aussi, sa famille à Neuilly, du côté de Longchamp. Or, ces deux êtres, qui ne s'entendaient jamais sur rien, étaient parfaitement d'accord sur ce point: décider Théophile Gautier à venir, comme eux, habiter Neuilly.
Mais mon père ne se laissait pas persuader, malgré tous les avantages qu'on lui vantait: le voisinage du bois de Boulogne, les charmes de la rivière, la vie à meilleur compte, l'air pur, l'impression de la vraie campagne à vingt minutes à peine de Paris: Dalloz les mettait juste à parcourir la distance du parc de Neuilly au quai Voltaire, et cela sans forcer l'allure de son cheval, et Turgan affirmait que lui faisait la route en moins de temps encore.
—Mes chers amis, répondait mon père entre deux bouffées de cigare, ce séjour enchanteur peut l'être, en effet, pour des particuliers cossus, tels que vous, qui ont chevaux à l'écurie, voiture en la remise et cocher à portée de la voix. Sauter du perron de la villa dans un tilbury, toucher du bout du fouet la croupe soyeuse d'un pur sang, et, vingt minutes après, jeter élégamment les rênes au valet, pour gravir l'escalier de pierre du Moniteur, cela est faisable; mais pour un simple galapiat de lettres,—l'étymologie de galapiat semble bien être: Gaulois à pied,—c'est une autre affaire. Il faudra me soumettre au bon plaisir de l'omnibus, attendre au bord du trottoir, les pattes dans la crotte, son passage, et subir les cinquante-cinq minutes réglementaires de trimbalage, et encore s'il ne passe pas complet, auquel cas je piétinerai sous la pluie et le vent à n'en plus finir!
Là-dessus, les deux directeurs l'accablaient de reproches affectueux: comment pouvait-il s'imaginer, qu'étant ses voisins, ils le laisseraient aller en omnibus, tandis qu'ils iraient en voiture?...
—Je viendrai vous chercher chaque jour, cher maître, disait Dalloz, et je vous ramènerai.
—Me prends-tu pour un pignouf? clamait Turgan; me crois-tu capable de te laisser patauger et attraper des rhumes de cerveau, pendant que j'aurai les pieds au sec dans une bonne guimbarde?... D'abord tu n'auras pas besoin de venir tant que ça au Moniteur: nous irons cueillir ta copie chez toi, et on te dépêchera des larbins, qui t'apporteront les épreuves et attendront, pour nous les rapporter corrigées.
Mon père hochait la tête, très peu convaincu de la réalisation de toutes ces belles promesses; mais il était forcé de reconnaître qu'habiter une petite maison à soi avait un certain charme; que l'absence de voisins, et surtout l'abolition du concierge étaient à considérer; de plus, la distance débarrasserait des importuns, et Neuilly comptait déjà des habitants de choix.... Le petit Dumas, comme on appelait toujours Alexandre Dumas fils, y habitait; Charles Baudelaire avait un pied-à-terre mystérieux dans l'avenue même; Edmond About se faisait installer un grand chalet du coté de Longchamp; sans parler de nobles mondaines qui venaient passer l'été dans leurs propriétés et organisaient des fêtes fort agréables.
Mon père finit par céder: il donna congé de l'appartement, après avoir visité la petite maison qui était à louer au n° 32 rue de Longchamp, et que Turgan avait découverte.
Elle était bien lointaine, bien petite, bien médiocre; mais le jardin était très séduisant, et mon père signa le bail qui l'exilait de Paris.
Ce fut par un après-midi d'avril ensoleillé que nous quittâmes l'appartement, bouleversé et à moitié vide déjà, de la rue de la Grange-Batelière. Un fiacre à deux chevaux nous attendait au bord du trottoir, sur lequel beaucoup de nos meubles en désarroi, parmi une jonchée de paille, gênaient la circulation.
Les colis les plus précieux furent placés sur la voiture; Annette, la cuisinière, chargée d'un lourd panier contenant un dîner tout prêt, s'assit à coté du cocher; ma mère, ma sœur et moi nous montâmes dans la voiture, où Marianne, notre femme de chambre alsacienne, nous rejoignit bientôt; elle portait avec la plus grande sollicitude et toutes sortes de précautions, don Pierrot de Navarre, l'angora blanc chéri de tous, enfermé dans un panier.
Le véhicule pesant gagna les boulevards, grimpa, sans hâte, l'avenue des Champs-Elysées, atteignit enfin l'avenue de Neuilly, où il se traîna. Don Pierrot, qui en était à son premier voyage, disait son angoisse en quelques miaulements plaintifs, et le cocher se retournait vers nous pour demander d'une voix enrouée où était la rue de Longchamp.
—C'est la dernière à gauche, avant le pont de Neuilly! criait ma mère.
Ma sœur et moi nous n'avions pas vu la maison, nous ne savions pas où nous allions; mais nous étions bien amusées par la nouveauté. Cette avenue, si large, si longue et si déserte, nous paraissait imposante.
Enfin la voiture tourna; le point de vue changea brusquement et d'une façon peu agréable; le cocher retint ses chevaux, qui trébuchaient, sur une pente raide, dont les pavés inégaux nous cahotèrent violemment: on s'engageait dans une rue étroite, entre des maisons basses, noires et sordides, hors desquelles le bruit, peu habituel, d'une voiture fit surgir des femmes en camisole et une nombreuse marmaille ébahie.
Mais bientôt ce pâté de maisons ouvrières fut dépassé, la pente se nivela et l'on roula, plus doucement, sur de la terre battue. A droite, des murs de jardins et des maisonnettes bourgeoises. A gauche, à perte de vue, un parc verdoyant, clôturé seulement par un muret surmonté d'un treillage vermoulu: ce sont là les jardins de la fameuse maison d'aliénés du docteur Pinel. Devant le muret, un fossé se creuse tout empli d'arbustes, d'acacias et d'herbes folles; sous les orties et les ciguës en fleur, de vieux tessons et des débris de vaisselle miroitent.
Le fiacre s'arrêta, de l'autre côté de la rue, et nous sautâmes vite sur l'étroit trottoir, bosselé de gros pavés qui vous tortillaient les pieds, très impatientes de voir enfin notre nouveau logis.
Il est plus banal encore que nous n'avions pu l'imaginer: la maison s'aligne le long du trottoir, et la porte à deux battants, peinte en vert, s'ouvre, au ras du sol, entre deux fenêtres; mais celle de droite n'est là que pour la symétrie: c'est une fausse fenêtre dont les volets clos, peints en blanc, ne s'ouvrent pas. Des barreaux protègent celle de gauche contre l'escalade facile, qui ne serait qu'une enjambée. Un revêtement de pierraille spongieuse jaune et roussâtre, hérisse le mur à hauteur d'homme: c'est le seul essai d'ornement sur le blanc gris de la façade. Au premier, trois fenêtres, avec des persiennes, au lieu de volets pleins comme au rez-de-chaussée; puis, au-dessus, des mansardes. D'un côté, la maison joint un mur percé d'une grille en fer, que flanquent deux piliers, et d'une petite porte qui donne sur la cour.
Celle de la maison est grande ouverte, pour le va-et-vient des déménageurs, et, aussitôt qu'on l'a franchie, la disposition du logis est comprise d'un coup d'œil. C'est très simple: le vestibule et l'escalier le partagent en deux; à gauche, le salon, qui occupe toute l'épaisseur de l'édifice,—ce qui n'est pas encore grand'chose;—à droite, deux portes, celle de la cuisine d'abord, puis celle de la salle à manger; au fond, l'escalier.
—Montez don Pierrot là-haut, sans ouvrir le panier! crie ma mère, qui règle avec le cocher.
Au premier, sur un petit palier, trois portes, deux à droite, une seule à gauche: c'est par