Le collier des jours: Le second rang du collier. Gautier Judith
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—C'est ça, la maison? dit le grand blond en la désignant d'un geste de la tête. Et voici le jardin; ajoute-t-il en se rapprochant lentement du parapet.
Son compagnon le rejoint, et ils restent là, plantés, sans mot dire, paraissant très absorbés dans la contemplation du jardin, mais ayant l'air aussi de penser à autre chose. Le brun tient sa canne en fusil, le blond pose alternativement son index sur l'une ou l'autre de ses narines.
Appuyées l'une à l'autre, ma sœur et moi, nous nous poussons le coude, en nous communiquant des yeux, les impressions que nous causent ces singuliers visiteurs. Le blond, qui nous regarde en dessous, surprend le geste.
—Hein! vous ne nous connaissez pas, dit-il; vous vous demandez: «Qu'est-ce que c'est que ces bonshommes-là?» Eh bien, moi, je vous connais: voilà Judith, et voilà Estelle.
Il rit, découvrant des dents très blanches, un peu projetées en avant. Puis il se replonge dans son mutisme, la tête baissée, les sourcils froncés, ses yeux, d'un bleu mat, regardant comme sans voir.
Tout à coup, il les lève vers nous et nous jette cette question saugrenue:
—Savez-vous renifler?
Nous croyons avoir mal entendu, mais il ajoute, en riant de notre stupéfaction:
—C'est très utile, quand on a oublié son mouchoir.
—Je ne sais pas, moi! dit ma sœur, d'un air narquois; comment fait-on?
—Comme ça!...
Nous tournons le dos à ces messieurs, décidément bien singuliers.
—Faites-nous voir le rez-de-chaussée, dit le personnage brun de sa voix de basse.
Nous montons les deux marches, qui précèdent la porte vitrée, pour leur montrer la route.
La salle à manger n'a plus l'air si petite, maintenant que les rideaux drapent les fenêtres, que l'or des cadres rit sur les murs, et que les peintures y creusent des profondeurs. A travers les glaces du buffet, reluit une très belle argenterie ancienne: plateaux, théière, hanaps, coupes, objets d'art. Sur le poêle est posée une fontaine en vieux Rouen, qui emplit toute la niche; on y voit, sur un fond blanc, des tritons et des sirènes cambrant leurs torses.
Le monsieur blond va droit à un tableau qui représente des prunes.
—Mais c'est un Saint-Jean, cela! s'écrie-t-il, et en voilà un autre là-bas: des roses! J'aime mieux les prunes!
Nous traversons le vestibule pour entrer dans le salon.
En face de la porte, il est prolongé en reflet par une haute glace placée au-dessus d'une console dorée, sur laquelle est posé le buste en bronze de Lucius Verus. Les meubles Louis XIV, couverts de leur lampas rouge, font bon effet, rangés le long des murs, qui disparaissent sous les tableaux grands et petits. Sur la cheminée, dont la glace sans tain laisse voir d'épaisses verdures, la pendule de Boule arrondit son cadran aux chiffres bleus entre deux beaux vases à long col, en porcelaine de Chine blanche, illustrée de guerriers; mais leur monture dorée, ornée d'amours et de guirlandes, qui leur ajoute un bec et une anse, change complètement leur style.
Du côté de la rue, dans le coin sombre, près de la fenêtre, s'allonge un immense fauteuil en damas pourpre, qui fait penser à une baignoire. L'autre encoignure est emplie par un piano d'Érard, de forme surannée, carré et plat, sur lequel s'entassent toutes sortes de livres et de partitions.
Mais les visiteurs inconnus donnent toute leur attention aux tableaux. La Lady Macbeth et le Combat du Giaour de Delacroix, la Panthère Noire de Gérôme, les Diaz, les Rousseau, les Leleux, les intéressent vivement.
Devant la console est posée, sur un socle de bois noir, une statue en bronze, demi-nature, représentant une femme assise, qui tient un masque ricanant, et qui pleure, désespérément, le menton dans sa main.
—De qui est-ce, cela? demanda le grand brun.
—De Préault. C'est la Comédie humaine, un projet, je crois, pour le tombeau de Balzac; mais ça n'a pas servi, et Préault l'a donné à mon père.
—Elle a l'air joliment embêtée, la pauvre dame! tandis que son masque se fiche d'elle, dit le monsieur blond. Jean qui pleure et Jean qui rit!...
Brusquement il cherche la sortie:
—Car nous ne sommes pas entrés par la vraie porte....
Dans la rue, ils nous tendent la main.
—Nous reviendrons, dit le personnage brun.
—Moi, j'habite là, presque en face de la rue de Longchamp, de l'autre côté de l'avenue. Vous voyez, nous sommes voisins. Dites à papa, que ceux qui sont venus pour le voir, c'est le père Lavoix et le petit Dumas....
La maison s'arrange peu à peu: tout le monde y met la main. Marianne se multiplie, coud des rideaux, plante des clous, dégringole et remonte l'escalier vingt fois dans une heure.
Mon père a mis son monocle carré devant son œil et le retient d'un froncement de sourcil. Il surveille le travail, dirige la belle ordonnance des tableaux, d'après le principe établi: «Toujours aligner les cadres par le bas.»
Mais il est difficile de suivre la règle, sans exception. Il y a trop de choses à placer et certaines toiles se logent si bien dans les vides!
Déjà, les murs de l'escalier disparaissent sous les gravures et les esquisses: c'est très gai et on ne peut s'empêcher de flâner, en se laissant glisser le dos à la rampe, lorsqu'on descend. L'histoire d'Othello, racontée par Théodore Chasseriau en nombreuses eaux-fortes, qu'encadre une bande d'or grenu, se déroule de marche en marche, et, avant d'avoir lu le drame, je savais par cœur toutes les légendes des scènes illustrées.
Il y a aussi une gravure d'après le Laocoon, une tête de Léda plus grande que nature, très violacée, et qui lève de gros yeux humides vers le Cygne; une délicieuse Charlotte Corday, dont nous voudrions bien avoir le bonnet pour nous en coiffer Hamlet, qui crie: «Un rat! un rat!» et tant d'autres choses, qu'on ne finit pas de voir....
Les deux chambres, à gauche du palier, n'en forment plus qu'une: mon père a fait abattre la cloison, qu'il a remplacée par un rideau, en reps grenat sombre. Il est ainsi un peu plus à l'aise. Son grand lit Louis XIII, à colonnes torses, à baldaquin en chêne découpé à jour est placé dans l'angle, près de la fenêtre de la rue qui fait face à la glace sans tain. Le côté donnant sur le jardin est son cabinet de travail, qu'il peut isoler en fermant le rideau. Il y a installé la bibliothèque des livres reliés, et pendu aux murs les tableaux qu'il préfère. Mais tant de livres ne trouvent pas leur place; tant de toiles vont rester par terre!... La maison est trop petite. On va essayer de l'agrandir un peu.
Après des pourparlers avec le propriétaire, on a obtenu la permission—à la condition de tout payer, bien entendu!—d'embellir son immeuble, en surélevant une partie du second étage pour construire un atelier. Les ouvriers y sont déjà. Ce ne sera pas long. L'atelier, placé au-dessus du salon, à deux étages de distance, doit être de la même dimension: il n'aura pas d'ouverture sur la rue, mais un vitrage tiendra toute sa largeur