Le collier des jours: Le second rang du collier. Gautier Judith
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Aussi à peine avais-je monté le télescope sur son pied de cuivre, au bord de la terrasse, le seul endroit d'où l'on vit bien le ciel, que ma mère apparaissait, en chemise de nuit, une bougie à la main, dans le cadre de la porte.
—Qu'est-ce que tu fais là?...
—Je note la position des satellites de Jupiter.
—C'est une jolie heure pour réveiller les gens et courir la pretentaine!
—Est-ce ma faute si les étoiles ne brillent pas en plein midi?
—Tout cela est bel et bon, mais tu vas aller les voir dans ton lit.
Et il fallait remettre le télescope dans sa boîte noire, sans avoir vu Jupiter....
Dès le matin, quand nous dormons encore, retentissent dans la maison des déclamations bizarres et d'extraordinaires chansons.
C'est le père, qui, toujours levé bien avant les autres, charme sa solitude, et essaie aussi, sans en avoir l'air, de tirer les paresseux de leur sommeil.
Il s'ennuie tout seul, et surtout il a faim. Pourtant il professe le plus profond mépris pour ce que l'on appelle «le petit déjeuner»: il veut le grand, tout de suite. Après douze ou quatorze heures de jeûne, son appétit réclame autre chose que ces fallacieuses tisanes que l'on vous apporte au lit, comme à des malades, avec quelques minces feuilles de mie de pain beurrées. Il lui faut des nourritures autrement substantielles: le large bifteck, épais de trois doigts, et le copieux macaroni. Mais il lui est impossible d'obtenir ces choses avant dix heures: personne n'est prêt, la cuisinière ne peut pas arriver, elle prétend que les fournisseurs n'ouvrent pas leurs boutiques assez tôt.
Alors il chante, pour tromper sa faim.
Son répertoire est des plus variés et des plus étranges, et on ne sait pas d'où il lui vient; sauf pour quelques fragments des romances de Monpou, populaires pendant la jeunesse des romantiques, et quelques couplets de vaudeville, remarquables par leur bêtise, on ne retrouve pas les origines. D'ailleurs, cela n'est jamais complet: il n'a retenu que la phrase la plus baroque, le couplet le plus niais. Il a la voix juste,—n'en déplaise à la légende,—sans beaucoup de timbre, mais il sait l'enfler et la rendre tonitruante, quand on n'a pas l'air de vouloir s'éveiller.
On entend ce fragment, dit de l'accent traînard spécial aux pauvresses qui chantent dans les cours:
Otons nos bas, mettons-nous presque nue:
C'est pour ma mère, il me respectera....
Une complainte d'assassin succède, sans transition:
A l'Abbaye de Monte-à-r'gret,
Du Paradis l'on est tout près....
Ou bien, c'est une mélodie caverneuse des plus énigmatiques:
Léonore avait un amant
Qui lui disait: «Ma chère enfant,
J'éclaterai comme une bombe!
Je ressemble aux bénédictins,
Qui s'en vont tous les matins
Creuser leur tombe....
Je crois que ce morceau faisait partie d'un opéra qu'il avait voulu composer, paroles et musique, pour le théâtre qu'il avait construit lorsqu'il était adolescent.
Quand le temps menaçait, il redisait, à n'en plus finir, cette incantation de berger qu'il avait entendu chanter autrefois par une vieille fileuse, à Maupertuis, où il allait passer les vacances:
Pleut, pleut, mouille, mouille....
C'est le temps de la grenouille:
La grenouille a fait son nid
Dans l'étable à nos brebis;
Nos brebis en sont malades
Nos moutons en sont guéris....
D'autres fois, c'était ce pseudo-cantique, qui le ravissait:
Tout le monde pue
Comme une charogne,
N'y-a, n'y-a, n'y-a que mon Jésus
Qui ait l'odeur bogne!...
il prononçait «bogne», au lieu de «bonne», à cause de la rime.
Quand il avait assez de chanter, il déclamait. Ceci entre autres:
J'aime les bottes à l'écuyère
Et les pantalons de tricot...,
Et les romans de Walter Scott,
Il faut en avoir deux paires!...
Enfin l'on descendait à table. Le macaroni quotidien tordait dans le plat ses anneaux dorés de beurre et grumelés de parmesan; le juteux faux-filet saignait sur le persil, tout frais cueilli au jardin. Le lion affamé se calmait.
Il aimait que l'on fût gai au déjeuner, que l'on y vînt avec des visages souriants, des mines reposées et bienveillantes. Rien ne le tourmentait comme de découvrir un pli de maussaderie ou de préoccupation sur les figures, et il fallait lui expliquer longuement les motifs d'ennui ou d'inquiétude, pour qu'il pût les détruire au plus vite, si c'était possible. Quand l'air grognon persistait, il arrangeait les bouteilles sur la table, y appuyant un journal pour se faire un paravent et ne pas voir.
On se fâchait quelquefois de son insistance à étudier les plus fugitifs mouvements des traits, qui la plupart du temps n'avaient pas de cause explicable: alors il nous reprochait avec véhémence de ne pas lui rendre la pareille, de ne pas chercher à nous rendre compte, d'après sa physionomie, de l'état de son humeur et de sa santé. Et il nous répétait la légende du pain à cacheter vert, qu'il avait gardé trois jours au milieu du front, sans que personne le vît.
—Moi, j'ai la bosse de l'approbativité, disait-il; si vous saviez la phrénologie et si vous tâtiez mon crâne, vous verriez tout de suite que cette proéminence est presque monstrueuse chez moi. J'ai le besoin d'être approuvé, en tout et par tous, même par les bonnes, même par le chat. Je suis opprimé et malheureux à la moindre opposition, au plus petit désaccord, et la mauvaise humeur me semble toujours dirigée contre moi.
—Même quand on n'a pas faim, tu crois que c'est par méchanceté!
—Évidemment! Et j'ai raison. C'est une façon détournée, mais perfide, de faire ressortir mon appétit, de me faire paraître un goinfre, un glouton, un mâche-dru, capable de s'empiffrer plus que Gamache, Gargantua et l'ogre du Petit Poucet.
Souvent, au milieu de ces belles discussions, Dumas fils, qu'on n'avait pas entendu sonner, entrait et nous contemplait de la porte.
—Quelle