P'tit-bonhomme. Jules Verne

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P'tit-bonhomme - Jules Verne

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l'altitude moyenne est de soixante-cinq toises, deux hautes régions séparent nettement les plaines, lacs et tourbières entre la baie de Dublin et la baie de Galway. L'île se creuse en cuvette,—une cuvette où l'eau ne manque pas, puisque l'ensemble des lacs de la Verte Erin comprend environ deux mille trois cents kilomètres carrés.

      Westport, petite ville de la province de Connaught, est située au fond de la baie de Clew, semée de trois cent soixante-cinq îles ou îlots, comme le Morbihan des côtes de Bretagne. Cette baie est l'une des plus charmantes du littoral, avec ses promontoires, ses caps, ses pointes, disposées comme autant de dents de requin, qui mordent les houles du large.

      C'est à Westport que nous allons trouver P'tit-Bonhomme au début de son histoire. On verra où, quand et comment elle finit.

      La population de cette bourgade,—cinq mille habitants environ,—est en grande partie catholique. Ce jour-là, un dimanche précisément, 17 juin 1875, la plupart des habitants s'étaient rendus à l'église pour les offices du matin. Le Connaught, terre d'origine des Mac-Mahon, produit ces types celtiques par excellence qui se sont conservés dans les familles primitives, refoulées par la persécution. Mais quel misérable pays, et ne justifie-t-il pas ce que l'on dit communément: «Aller au Connaught, c'est aller en enfer!»

      On est pauvre au sein des bourgades de la haute Irlande, et cependant s'il y a les guenilles de la semaine, il y a aussi les guenilles des jours fériés, haillons à volants et à plumes. Les gens mettent ce qu'ils ont de moins troué; les hommes portent le manteau rapiécé, frangé par le bas; les femmes, vêtues de jupes étagées les unes sur les autres, qui viennent de l'échoppe du revendeur, se coiffent de ces chapeaux aux fleurs artificielles dont il ne reste plus que la monture en fil de fer.

      Tout ce monde est arrivé pieds nus jusqu'au seuil de l'église, afin de ne pas user sa chaussure—des bottines crevées à la semelle, des bottes déchirées à l'empeigne, sans lesquelles nul ne voudrait franchir le porche du temple, par convenance.

      En ce moment, il n'y avait personne dans les rues de Westport, si ce n'est un individu qui poussait une charrette traînée par un grand chien maigre, un épagneul noir et feu, aux pattes déchirées par les cailloux, au poil usé par le licol.

      «Marionnettes royales... marionnettes!» criait à pleins poumons cet homme.

      Il est venu de Castlebar, le chef-lieu du comté de Mayo, ce montreur de cabotins. S'étant dirigé vers l'ouest, il a traversé le col de ces hauteurs qui font face à la mer, comme la plupart des montagnes de l'Irlande: au nord, la chaîne du Nephin avec son dôme de deux mille cinq cents pieds, et au sud, le Croagh-Patrick, où le grand saint irlandais, l'introducteur du christianisme au IVe siècle, passait les quarante jours du carême. Puis il a descendu les dangereux raidillons du plateau de Connemara, les sauvages régions des lacs Mask et Corril qui aboutissent à Clew-Bay. Il n'a pas pris le railway de Midland-Great-Western qui met Westport en communication avec Dublin; il n'a point chargé son bagage sur les malles, les cars ou les «carts» qui roulent à la surface du pays. Il a voyagé en forain, criant partout son spectacle de marionnettes, relevant de temps en temps d'un violent coup de fouet le grand chien qui n'en peut plus. Un féroce aboiement de douleur répond à ce cinglement lancé d'une main vigoureuse, et, parfois une sorte de gémissement prolongé à l'intérieur de la charrette.

      Et après que l'homme a dit au robuste animal:

      «Marcheras-tu, fils de chienne?...» il semble qu'il s'adresse à un autre, caché dans la caisse de son véhicule, quand il crie:

      «Te tairas-tu, fils de chien?»

      Le gémissement cesse alors, et la charrette se remet lentement en marche.

      Cet homme s'appelle Thornpipe. De quel pays est-il? Peu importe. Il suffit de savoir que c'est un de ces Anglo-Saxons, comme les Iles-Britanniques n'en produisent que trop parmi les basses classes. Ce Thornpipe n'a pas plus de sensibilité qu'une bête fauve, ni de cœur qu'un roc.

      Dès que cet homme eut atteint les premières habitations de Westport, il suivit la rue principale, bordée de maisons assez convenables, avec boutiques aux pompeuses enseignes, où l'on ne trouverait que peu d'acquisitions à faire. A cette rue s'amorcent des ruelles sordides, comme autant de ruisseaux fangeux qui se jettent dans une limpide rivière. Sur les galets aigus qui la pavent, la charrette de Thornpipe promenait son bruit de ferraille, sans doute au détriment des marionnettes qu'elle véhiculait pour l'agrément des populations du Connaught.

      Le public faisant toujours défaut, Thornpipe continua de dévaller, et il arriva à l'entrée du mail que la rue traverse, entre une double rangée d'ormes. Au delà du mail s'étend un parc dont les allées sablées, soigneusement entretenues, conduisent jusqu'au port ouvert sur la baie de Clew.

      Il va sans dire que ville, port, parc, rues, rivière, ponts, églises, maisons, masures, tout cela appartient à l'un de ces opulents landlords qui possèdent presque tout le sol de l'Irlande, au marquis de Sligo, de pure et antique noblesse, lequel n'est point un mauvais maître à l'égard de ses tenanciers.

      Tous les vingt pas, à peu près, Thornpipe arrêtait sa charrette, il regardait autour de lui, et d'une voix qui ressemblait à un grincement de mécanique mal graissée, il criait:

      «Marionnettes royales... marionnettes!»

      Personne ne sortait des boutiques, personne ne mettait la tête aux fenêtres. Çà et là, quelques haillons apparaissaient entre les ruelles adjacentes, et de ces haillons sortaient des faces hâves et faméliques, aux yeux rougis, profonds comme ces soupiraux à travers lesquels on voit le vide. Puis, il y avait des enfants à peu près nus, et cinq ou six de ces gamins se hasardèrent enfin à rejoindre la charrette de Thornpipe, lorsqu'elle eut fait halte sur la grande allée du mail. Et les voici tous criant:

      «Copper... copper!»

      C'est une monnaie de cuivre, une subdivision du penny, ce qu'il y a de plus infime en valeur. Et à qui s'adressaient-ils, ces enfants? A un homme qui avait plus envie de demander l'aumône que de la faire! Aussi, de quels gestes menaçants du pied et de la main, de quels roulements d'yeux, il accueillit ces petits qui durent prudemment se tenir hors de la portée de son fouet,—et encore plus des crocs du chien, une vraie bête fauve, enragée par les mauvais traitements.

      Et d'ailleurs, Thornpipe est furieux. Il crie dans le désert. On ne s'empresse pas à ses marionnettes royales. Paddy,—c'est l'Irlandais, de même que John Bull est l'Anglais,—Paddy ne montre aucune curiosité. Ce n'est point qu'il ait de l'inimitié pour l'auguste famille de la Reine. Non! Ce qu'il n'aime pas, ce qu'il hait même de toute une haine amassée pendant des siècles d'oppression, c'est le landlord, qui le considère comme un être inférieur aux anciens serfs de Russie. Et, s'il a acclamé O'Connell, c'est que ce grand patriote a soutenu les droits de l'Irlande établis par l'acte d'union des trois royaumes en 1806; c'est que, plus tard, l'énergie, la ténacité, l'audace politique de cet homme d'État ont obtenu le bill d'émancipation de l'année 1829; c'est que, grâce à son attitude irréductible, l'Irlande, cette Pologne de l'Angleterre, l'Irlande catholique surtout, allait entrer dans une période de quasi-liberté. Nous avons donc lieu de croire que Thornpipe aurait été mieux avisé en montrant O'Connell à ses concitoyens; mais ce n'était pas une raison pour dédaigner Sa Gracieuse Majesté en effigie. Il est vrai, Paddy eût préféré—et de beaucoup—le portrait de sa souveraine sous forme de pièces monnayées, pounds, couronnes, demi-couronnes, shillings, et c'est précisément ce portrait, sorti de la frappe britannique, qui manque le plus généralement aux poches de l'Irlandais.

      Aucun spectateur sérieux ne se rendant aux invitations réitérées du forain,

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