Sonate à Kreutzer: Collection intégrale (3 Traductions en un seul livre). León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Sonate à Kreutzer: Collection intégrale (3 Traductions en un seul livre) - León Tolstoi страница 11
Et puis cette coutume inepte de manger des bonbons, cette gloutonnerie brutale pour les sucreries, ces abominables préparatifs de noce, ces discussions de la maman sur les appartements, sur les chambres à coucher, sur la literie, sur les peignoirs, les robes de chambre, la lingerie, les toilettes ! Comprenez donc que si on se marie selon les anciens usages, comme disait tantôt ce vieillard, alors ces édredons, ces troupeaux, ces literies, tout ça sont des détails sacro-saints. Mais chez nous, sur dix mariés, il s’en trouve un seul à peine qui, je ne dis pas croie aux sacrements (s’il croit ou ne croit pas, cela nous est indifférent), mais croie à ce qu’il promet. Sur cent hommes, il en est à peine un seul qui ne se soit marié avant, et sur cinquante, à peine un qui ne soit décidé à tromper sa femme.
La grande majorité regarde ce voyage à l’église comme une condition nécessaire pour posséder une certaine femme. Songez donc à la signification suprême que doivent acquérir les détails matériels ! N’est-ce pas comme une vente, où l’on cède une vierge à un débauché, en entourant cette vente des détails les plus agréables ?
XI
Tous se marient ainsi. Et moi je fis comme les autres. Si les jeunes gens qui rêvent la Lune de Miel savaient seulement quelle désillusion c’est – et toujours une désillusion ! – Je ne sais vraiment pas pourquoi tous croient nécessaire de le dissimuler... Je me promenais un jour à Paris à travers des spectacles, et j’entrai dans un établissement, séduit par l’enseigne, pour voir une femme à barbe et un chien aquatique. La femme était un homme travesti, le chien était un chien ordinaire déguisé par une peau de phoque et qui nageait dans une baignoire. C’était sans nul intérêt, mais le barnum m’accompagna à la sortie, très courtoisement, et s’adressa au public à l’entrée, en en appelant à mon témoignage ! « Demandez à Monsieur si cela vaut la peine d’être vu... Entrez ! entrez ! un franc par personne ! » Et dans ma confusion je n’osai point répondre qu’il n’y avait rien de curieux à voir – et c’est bien sur ma fausse honte que le barnum comptait !
Il en doit être de même pour les personnes qui ont passé par les abominations de la Lune de Miel : ils n’osent désillusionner leur prochain. Et moi je fis de même.
Les félicités de la Lune de Miel sont nulles. Au contraire, c’est une période de malaise, de honte, de pitié et surtout d’ennui – d’ennui féroce ! C’est dans le genre de ce qu’éprouve un adolescent lorsqu’il commence à fumer ; il a envie de vomir et bave et avale sa bave en faisant mine de goûter ce petit divertissement. Le plaisir de fumer, comme le plaisir amoureux, s’ils arrivent, arrivent après le noviciat. Il faut que les époux prennent la coutume, fassent l’éducation de ce vice, avant d’y éprouver de la jouissance.
– Comment, vice ? dis-je. Mais vous parlez d’une chose des plus naturelles !
– Naturelles ! fit-il. Naturelles ? Non, j’estime au contraire que c’est contre nature, et c’est moi, homme perverti et débauché, qui suis arrivé à cette conviction. Que serait-ce donc si je n’avais pas connu la corruption ? Pour une jeune fille, pour chaque jeune fille non pervertie, c’est un acte extrêmement contre nature, comme pour les enfants. Ma sœur se maria très jeune avec un homme qui avait le double de son âge et qui était profondément corrompu. Je me souviens comme nous fûmes étonnés la nuit de ses noces quand pâle, couverte de larmes, elle s’enfuit de son époux, tremblant de tout son corps, disant que pour rien au monde elle ne saurait dire ce qu’il voulait d’elle.
Vous dites naturel ! Il est naturel de manger, c’est une fonction heureuse, agréable et que nul n’a honte d’accomplir dès la naissance. Mais ceci, on en est honteux, dégoûté, on en souffre. Non, ce n’est pas naturel ! Une jeune fille non corrompue, je suis arrivé à m’en convaincre, en a toujours horreur. Une jeune fille pure veut une chose : des enfants ! Des enfants, oui, pas un amant.
– Mais, dis-je avec étonnement, comment se continuerait le genre humain ?
– Mais, à quoi bon qu’il continue ? riposta-t-il avec véhémence.
– Comment, à quoi bon ? Mais alors nous n’existerions pas !
– Et pourquoi faut-il que nous existions ?
– Sapristi, pour vivre !
– Et pourquoi vivre ? Les Schopenhauer, les Hartmann, tous les bouddhistes disent bien que le plus grand bien est le Nirvana, le Non-Vivre..., et ils ont raison en ce sens que le bien-être humain coïncide avec l’anéantissement du « Soi ». Seulement ils ne s’ expriment pas bien, ils disent que l’Humanité doit s’anéantir pour éviter les souffrances, que son but doit être de se détruire soi-même. Mais le but de l’Humanité ne peut pas être d’éviter les souffrances par l’anéantissement, puisque la souffrance est le résultat de l’activité ; or, le but de l’activité ne peut pas consister à supprimer ses conséquences. Le but de l’Homme comme de l’Humanité, c’est le bien-être, et pour l’atteindre, l’Humanité a une loi qu’elle doit exécuter. Cette loi consiste dans l’union des êtres. Cette union est contrecarrée par les passions, et, parmi ces passions, la plus forte et la plus méchante, c’est l’amour sexuel. Et voilà pourquoi, si les passions disparaissent et la dernière, la plus forte, l’amour corporel, avec les autres, l’union sera accomplie. L’Humanité dès lors aura exécuté la loi et n’aura plus de raison d’exister.
– Et en attendant que l’Humanité exécute la loi ?
– En attendant, elle aura la soupape de sûreté..., le signe de la loi non accomplie et l’existence de l’amour corporel. Tant que cet amour existera, et grâce à lui, des générations naîtront, dont l’une finira par accomplir la loi. Quand enfin la loi sera accomplie, le Genre Humain sera anéanti ; tout au moins, il nous est impossible de nous représenter la Vie dans la parfaite union des gens.
XII
– Étrange théorie ! m’écriai-je.
– En quoi étrange ? D’après toutes les doctrines de l’Église, le monde aura une fin. La science arrive à la même conclusion fatale. Qu’y a-t-il donc d’étrange que, d’après la Doctrine morale, il résulte les mêmes choses ? « Ceux qui peuvent le contenir le contiennent », a dit le Christ. Et je prends ce passage textuellement comme il est écrit. Pour que la morale existe entre les gens dans leurs rapports sexuels, il faut qu’ils se donnent pour but la chasteté complète. En tendant vers ce but, l’homme s’abaisse. Quand il arrivera au dernier degré d’abaissement, nous aurons le mariage moral.
Mais si l’homme, comme dans notre société, ne tend que vers l’amour corporel, le revêtît-il des prétextes, de la forme fausse du mariage, il n’aura que la débauche permise, il ne connaîtra que la même vie immorale où j’ai succombé et fait succomber ma femme, vie qui s’appelle chez nous la vie honnête de la famille. Songez quel pervertissement d’idées doit naître quand la situation la plus heureuse de l’homme, la liberté, la chasteté est regardée comme