Sonate à Kreutzer: Collection intégrale (3 Traductions en un seul livre). León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Sonate à Kreutzer: Collection intégrale (3 Traductions en un seul livre) - León Tolstoi страница 15
Quant à ma femme, tant de fois je l’avais enveloppée de ce vitriol moral, de cette haine jalouse, qu’elle en était avilie. Dans les périodes de cette haine sans causer je l’ai progressivement découronnée, je l’ai couverte de honte dans mon imagination.
J’inventais des fourberies impossibles, je suspectais, je suis honteux de le dire, qu’elle, cette reine des Mille et une Nuits, me trompait avec mon serf, à mes yeux et en se riant de moi. Ainsi, à chaque nouveau flux de jalousie (je parle toujours de la jalousie sans motifs), j’entrais dans le sillon creusé auparavant par mes sales suspicions, et je creusais toujours plus profond. Elle faisait la même chose. Si j’avais, moi, des raisons d’être jaloux, elle, qui connaissait mon passé, en avait mille fois davantage. Et elle me jalousait plus méchamment que moi. Et les souffrances que j’éprouvais de sa jalousie étaient différentes et également très pénibles.
Cela peut s’exprimer ainsi : nous vivons plus ou moins tranquilles... Je suis même gai, content. Soudain nous entamons une conversation sur quelque sujet des plus banals, et du coup elle se trouve en dissentiment pour des choses sur lesquelles nous étions en général d’accord, et de plus je vois que, sans aucune nécessité, elle s’irrite. Je pense qu’elle a ses nerfs, ou bien que le sujet de conversation lui est vraiment désagréable. Nous parlons d’autre chose ; et cela recommence. De nouveau, elle me harcèle, elle s’irrite. Je m’étonne, je cherche. Quoi ? Pourquoi ? Elle se tait, me répond par monosyllabes, en faisant évidemment allusion à quelque chose. Je commence à deviner que la raison de tout cela est que j’ai fait quelques tours dans le jardin avec sa cousine à laquelle je ne pensais même pas. Je commence à deviner ! Mais je ne puis le dire. Si je le dis, je confirme ses soupçons. Je l’interroge, je la questionne. Elle ne répond pas, mais elle devine que je comprends, et cela confirme davantage ses soupçons.
– « Qu’as-tu ? demandé-je.
– « Rien, je suis comme toujours », fait-elle.
Et, en même temps, comme une folle, elle dit des inepties, des méchancetés inexplicables.
Parfois je patiente, mais d’autres fois j’éclate, je me fâche aussi ; alors sa propre irritation coule en un flot d’injures, en reproches de crime imaginaire, et tout cela mené au plus haut degré par des sanglots, des larmes, des courses de la maison vers les endroits les plus improbables. Je me mets à sa recherche ; je suis honteux devant le monde, devant les enfants. Rien à faire ! Elle est dans un état où je la sens prête à tout. Je cours, je la trouve enfin. Il se passe des nuits torturantes, où tous les deux, les nerfs rompus, après les mots et les accusations les plus cruelles, nous nous apaisons.
Oui, la jalousie ; la jalousie sans cause, c’est la condition de notre vie conjugale débauchée, et, durant tout le temps de mon mariage, jamais je ne cessai de l’éprouver et d’en souffrir. Il y eut deux périodes où j’en souffris plus intensément. La première fois, ce fut après la naissance de notre premier enfant, quand les médecins eurent défendu à ma femme de le nourrir. Je fus particulièrement jaloux, d’abord parce que ma femme éprouvait cette inquiétude propre à la matière animale quand le train régulier de la vie est interrompu sans sujet, mais surtout je fus jaloux parce que, ayant vu avec quelle facilité elle avait rejeté ses devoirs moraux de mère, je conclus avec raison, quoique inconsciemment, qu’elle rejetterait aussi facilement le devoir conjugal, d’autant qu’elle se portait parfaitement puisque, malgré la défense des chers docteurs, elle allaita les enfants suivants, et même très bien.
– Je vois que vous n’aimez pas les médecins, fis-je, ayant remarqué l’expression extraordinairement méchante de la figure et de la voix de Posdnicheff chaque fois qu’il parlait d’eux.
– Il n’est pas question de les aimer ou de ne pas les aimer ! Ils ont perdu ma vie, comme ils ont perdu la vie de milliers d’êtres avant moi, et je ne puis pas ne pas lier la conséquence avec la cause. Je conçois qu’ils veuillent, comme les avocats et les autres, gagner de l’argent ; je leur aurais donné volontiers la moitié de mes rentes, et chacun le ferait à ma place si l’on comprenait ce qu’ils font, chacun le ferait pour qu’ils ne se mêlent pas de la vie conjugale et se tiennent à distance. Je n’ai pas fait de statistiques, mais je connais des dizaines de cas – mais en réalité ils sont innombrables – où ils ont tué, tantôt un enfant dans le sein de sa mère, assurant que la mère ne pouvait accoucher (et la mère accoucherait très bien), tantôt des mères, sous prétexte d’une soi-disant opération... Personne n’a compté ces assassinats, comme on n’a pas compté les assassinats de l’Inquisition, parce qu’on supposait que cela se faisait pour le bonheur de l’Humanité. Innombrables sont les crimes des médecins ! Mais tous ces crimes ne sont rien, comparés à cette démoralisation matérialiste qu’ils introduisent dans le monde par les femmes. Je ne parle pas même de ceci que, si on voulait suivre leurs indications, grâce au microbe qu’ils voient partout, l’Humanité, au lieu de tendre à l’union, doit aller à la désunion complète. Tout le monde, d’après leurs doctrines, doit s’isoler et ne pas éloigner de la bouche une seringue à acide phénique (d’ailleurs, ils ont trouvé à présent que ce n’est plus bon). Mais je leur passerais toutes ces choses : le poison suprême, c’est le pervertissement des gens, des femmes surtout. On ne peut plus dire maintenant : « Tu vis mal, vis mieux ! » On ne peut plus le dire ni à soi-même ni aux autres, car si tu vis mal (disent les docteurs) la cause est dans le système nerveux ou dans quelque chose de semblable. Et il faut aller les consulter, et ils te prescriront pour trente-cinq copecks de remèdes pris à la pharmacie, et il te faut les avaler. Ton état empire ? Encore des médecins, encore des remèdes ! L’excellente affaire !
Mais revenons à notre sujet. Je disais que ma femme nourrissait bien ses enfants, que l’allaitement et la gestation des enfants, des enfants en général, apaisaient mes tortures de jalousie, mais que, comme contrepartie, ils provoquaient des tourments d’un autre genre.
XVI
Les enfants vinrent rapidement l’un après l’autre, et il arriva ce qui arrive dans notre monde avec les enfants et les médecins. Oui, les enfants, l’amour maternel, c’est une chose pénible ! Les enfants, pour une femme de notre société, ne sont pas une joie, un orgueil, ni un accomplissement de sa vocation, c’est la peur, l’inquiétude, une souffrance interminable, un supplice. Les femmes le disent, elles le pensent et le sentent ainsi. Les enfants pour elles sont vraiment une torture, non parce qu’elles ne veulent pas accoucher, nourrir et soigner (les femmes avec un fort instinct maternel, de la catégorie desquelles était la mienne, sont prêtes à cela), mais parce que les enfants peuvent devenir malades et mourir. Elles ne veulent pas accoucher pour ne pas aimer, et quand elles aiment elles ne veulent pas avoir peur pour la santé et la vie de l’enfant. C’est la cause pour laquelle elles ne veulent pas nourrir. « Si je le nourris, disent-elles, je l’aimerai trop. » On dirait qu’elles auraient préféré des enfants en caoutchouc qui ne pourraient ni être malades, ni mourir, et qu’on pourrait toujours réparer. Quel enchevêtrement dans la tête de ces pauvres femmes ! Pourquoi des abominations pour ne pas être enceinte, pour éviter d’aimer les petits ?
L’amour, l’état d’âme le plus joyeux, est représenté comme un péril. Et pourquoi ? Parce que, quand un homme ne vit pas en homme, il est pire qu’une bête. Une femme ne peut pas envisager un enfant autrement que comme un plaisir. Il est vrai qu’il est douloureux d’accoucher, mais quelles menottes !... Oh ! les menottes, oh ! les petits pieds,