Sonate à Kreutzer: Collection intégrale (3 Traductions en un seul livre). León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Sonate à Kreutzer: Collection intégrale (3 Traductions en un seul livre) - León Tolstoi страница 9
Et s’il en est, de ces romans inconvenants, on ne les laisse pas entre les mains des jeunes filles. Tous les hommes ont l’air de croire, en présence des vierges, que ces plaisirs corrompus auxquels tout le monde prend part, n’existent pas ou existent à peine. Ils le feignent avec tant de soin qu’ils arrivent à s’en persuader eux-mêmes. Quant aux pauvres jeunes filles, elles y croient tout à fait sérieusement, comme y croyait ma malheureuse femme.
Je me souviens qu’étant déjà fiancé, je lui montrais mes « mémoires » où elle pouvait apprendre tant soit peu mon passé, et surtout ma dernière liaison qu’elle aurait pu découvrir par le bavardage de quelque tiers : c’est pour cette dernière cause, au reste, que je sentis la nécessité de lui communiquer ces mémoires. Je vois encore sa frayeur, son désespoir, son effarement, quand elle l’eut appris et compris. Elle fut sur le point de rompre. Quel bonheur c’eût été pour tous deux !
Posdnicheff se tut, puis :
– D’ailleurs, non ! Il est mieux qu’il en ait été ainsi, mieux ! s’écria-t-il. C’est bien fait pour moi ! Puis, il n’importe. Je voulais dire que dans ce cas-là ce sont de pauvres jeunes filles qui sont trompées. Quant aux mères, aux mères surtout, édifiées par leurs maris, elles savent tout. Et en feignant de croire à la pureté du jeune homme, elles agissent comme si elles n’y croyaient pas !
Elles savent de quelle façon il faut amorcer les gens pour elles-mêmes et pour leurs filles. Nous autres hommes, nous péchons par ignorance et par la volonté de ne pas apprendre ; quant aux femmes, elles savent très bien, elles, que l’amour le plus noble, le plus poétique, comme nous l’appelons, dépend, non pas des qualités morales, mais d’une intimité physique et aussi de la façon de se coiffer les cheveux, de la couleur et de la forme de la robe.
Demandez à une coquette expérimentée, qui s’est donné la tâche de séduire un homme, ce qu’elle préférerait : d’être, en présence de celui qu’elle est en train de conquérir, convaincue de mensonge, de perversité, de cruauté, ou de paraître devant lui avec une robe mal faite ou d’une couleur défavorable, elle préféra la première alternative. Elle sait fort bien que nous ne faisons que mentir quand nous parlons de nos sentiments élevés, que nous ne cherchons que la possession de son corps, et qu’à cause de cela nous lui pardonnerons toutes ces ignominies, et que nous ne lui pardonnerons pas un costume de mauvais ton, sans goût et mal taillé.
Et ces choses-là, elle les connaît de raison, tandis que la vierge ne les connaît que d’instinct, comme les animaux. De là ces abominables jerseys, ces bosses artificielles sur le derrière, ces épaules, bras, gorge nus.
Les femmes, surtout celles qui ont passé par l’école du mariage, savent fort bien que les conversations sur des sujets élevés ne sont que des conversations, et que l’homme cherche et veut le corps et tout ce qui orne ce corps. Aussi agissent-elles en conséquence. Si nous rejetons les explications conventionnelles et si nous envisageons la vie de nos classes supérieures et inférieures telle qu’elle est, avec toute son impudeur, ce n’est qu’une vaste maison de tolérance. Vous ne partagez pas cette opinion ? Permettez, je vais vous le prouver, dit-il en m’interrompant.
Vous dites que les femmes de notre société vivent pour un autre intérêt que les femmes des maisons de tolérance ? Et moi je dis que non, et je vais vous le prouver. Si les êtres diffèrent entre eux d’après le but de leur vie, d’après leur vie intérieure, cela devra se refléter aussi dans leur extérieur, et leur extérieur sera tout différent. Eh bien, comparez donc les misérables, les méprisées, avec les femmes de la plus haute société ; les mêmes robes, les mêmes façons, les mêmes parfumeries, les mêmes dénudations des bras, des épaules, des mamelles, et la même protubérance du derrière, la même passion pour les pierreries, pour les objets brillants et très chers, les mêmes amusements, danses, musiques et chants. Les premières attirent par tous les moyens, les secondes aussi : aucune différence, aucune !
En logique sévère, il faut dire que les prostituées à court terme sont généralement méprisées, et les prostituées à long terme estimées. Oui ! et moi aussi, j’ai été captivé par des jerseys, des tournures et des boucles de cheveux.
VII
Et il était très facile de me capturer, puisque j’étais élevé dans les conditions artificielles des concombres dans les serres. Notre nourriture trop abondante, avec l’oisiveté physique complète, n’est autre chose que l’excitation systématique de notre concupiscence. Les hommes de notre monde sont nourris et sont tenus comme les étalons reproducteurs. Il suffit de fermer la soupape, c’est-à-dire qu’il suffit à un jeune homme de mener quelque temps une vie de continence pour qu’aussitôt en résulte une inquiétude, une excitation, qui, en s’exagérant à travers le prisme de notre vie innaturelle, provoque l’illusion de l’amour.
Toutes nos idylles et le mariage, toutes, pour la plupart, sont le résultat de la nourriture. Cela vous étonne ? Quant à moi, je m’étonne que nous ne nous en apercevions pas. Non loin de ma propriété, ce printemps, des moujicks travaillaient à un remblai de chemin de fer. Vous connaissez bien la nourriture d’un paysan : du pain, du kvass, des oignons. Avec cette nourriture frugale, il vit, il est dispos, il fait les travaux légers des champs. Mais au chemin de fer, son menu devient du « cacha », une livre de viande. Seulement, cette viande il la restitue en un labeur de seize heures, en poussant une brouette de douze cents livres.
Et nous, qui mangeons deux livres de viande, de gibier, nous qui absorbons toute espèce de boissons et de nourritures échauffantes, comment dépensons-nous cela ? En des excès sexuels. Si la soupape est ouverte, tout va bien, mais fermez-la, comme je l’avais fermée temporairement avant mon mariage, et aussitôt il en résultera une excitation qui, déformée par les romans, vers, musique, par notre vie oisive et luxueuse, donnera un amour de la plus belle eau. Moi aussi, je suis tombé amoureux, comme tout le monde ; il y avait des transports, des attendrissements, de la poésie, mais au fond toute cette passion était préparée par la maman et les couturiers. S’il n’y avait pas eu de promenades en bateau, des vêtements bien ajustés, etc., si ma femme avait porté quelque blouse sans forme, et que je l’eusse vue ainsi chez elle, je n’aurais pas été séduit.
VIII
Et notez encore ce mensonge de tout le monde : la façon dont se font nos mariages. Que devrait-il y avoir de plus naturel : la jeune fille est mûre, il faut la marier. Quoi de plus simple, si la jeune personne n’est pas un monstre et s’il se trouve des hommes qui désirent se marier ? Eh bien ! non, c’est ici que commence une nouvelle hypocrisie.
Jadis, quand la vierge arrivait à l’âge favorable, les parents, qui ne s’emballaient pas pour un veston et qui en même temps aimaient leur fille non moins qu’eux-mêmes, arrangeaient le mariage. Cela se faisait, cela se fait encore dans toute l’humanité, Chinois, Hindous, Musulmans, et chez notre commun peuple aussi. Cela se passe dans l’espèce humaine au moins dans les quatre-vingt-dix-neuf pour cent des familles.
Il n’y a guère que nous, noceurs, qui avons imaginé que cette mode était mauvaise, et qui avons inventé autre chose, et cette autre chose, qu’est-ce ? C’est que les jeunes filles sont