Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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nous jouirions d’un bonheur calme et illimité. Et je ne me représentais ni départ pour l’étranger, ni monde, ni éclat, mais toute une existence paisible, vie de famille à la campagne, abnégation perpétuelle de la volonté propre, amour perpétuel l’un de l’autre, reconnaissance perpétuelle et absolue » de la douce et secourable Providence.

      Je fis mes dévotions, ainsi que je me l’étais proposé, le jour anniversaire de ma naissance. Mon cœur débordait tellement de bonheur quand, ce jour-là, je revins de l’ég1ise, qu’il en résultait pour moi toutes sortes de craintes, crainte de la vie, crainte de chaque sensation, crainte de tout ce qui pouvait troubler ce bonheur. Mais à peine étions-nous descendues du droschki sur le perron, que j’entendis retentir sur le pont le bruit si connu du cabriolet de Serge Mikaïlovitch et que je l’aperçus lui-même. Il m’adressa ses félicitations et nous entrâmes ensemble au salon. Jamais, depuis que je le connaissais, je ne m’étais trouvée si tranquille auprès de lui, ni si indépendante que ce matin-là. Je sentais que je portais en moi un monde tout entier, tout nouveau, qu’il ne comprenait pas et qui lui était supérieur. Je ne sentais pas auprès de lui la moindre agitation. Peut-être comprit-il pourtant ce qui se passait en moi, car il me montra une douceur d’une délicatesse particulière et comme une religieuse déférence. Je m’étais approchée du piano, mais il le ferma et en mit la clef dans sa poche en disant:

      — Ne gâtez point l’état d’esprit ou je vous vois; il se joue en vous, à l’heure qu’il est, au fond de votre âme, une musique dont n’approche aucune autre harmonie de ce monde!

      Je lui fus reconnaissante de cette pensée, et, en même temps, il me fut un peu désagréable qu’il comprit ainsi et trop facilement, trop clairement, tout ce qui, dans le domaine de mon âme, devait rester secret pour tous.

      Après le dîner, il dit qu’il était venu me féliciter et aussi me faire ses adieux, parce que le lendemain il partait pour Moscou. En prononçant ces mots il regarda Macha, et ensuite il me jeta rapidement un coup d’œil, comme s’il craignait de remarquer quelque émotion sur mon visage. Mais je ne parus ni étonnée, ni troublée, et je ne lui demandai même pas si son absence serait longue. Je savais qu’il tiendrait ce langage et je savais qu’il ne partirait pas. Comment le savais-je? Je ne peux maintenant l’expliquer en aucune façon; mais dans ce jour mémorable il me semblait que je savais tout ce qui avait été et tout ce qui serait. J’étais comme dans un de ces rêves heureux où l’on a une sorte de vision lumineuse de l’avenir comme du passé.

      Il voulait partir aussitôt après le dîner; mais Macha, en sortant de table, alla faire sa sieste, et il dut attendre qu’elle se réveillât, afin de lui dire adieu.

      Le soleil donnait en plein dans le salon, nous nous rendîmes sur la terrasse. À peine étions-nous assis que j’entamai, avec un calme parfait, la conversation qui allait décider du sort de mon amour. Je commençai donc à parler, ni plus tôt ni plus tard, mais à la minute même où nous nous trouvâmes en face l’un de l’autre, et il ne fut rien dit de plus; il ne se glissa dans le ton et le caractère général de l’entretien rien qui pût entraver ce que j’avais voulu dire. Je ne puis moi-même comprendre d’où me vinrent ce calme, cette résolution et cette précision dans mes paroles. On eût dit que ce n’était pas moi qui parlais et que je ne sais quoi d’indépendant de ma propre volonté me faisait parler. Il était assis en face de moi, et, ayant tiré à lui une branche de lilas, il l’arracha avec ses feuilles. Quand j’ouvris la bouche, il laissa échapper cette branche et se couvrit le visage avec la main. Cette pose pouvait être celle d’un homme parfaitement calme, aussi bien que celle d’un homme livré à une grande agitation.

      — Pourquoi partez-vous? Commençai-je d’un ton résolu; et je m’arrêtai en le regardant droit dans les yeux.

      Il ne répondit pas tout de suite.

      — Une affaire! Articula-t-il en baissant les yeux.

      Je compris qu’il lui semblait difficile de feindre devant une question faite par moi aussi franchement.

      — Écoutez, dis-je, vous savez ce qu’est pour moi le jour où nous sommes. Sous beaucoup de rapports, c’est un grand jour. Si je vous interroge, ce n’est pas seulement pour vous témoigner de l’intérêt (vous savez que je suis habituée à vous et que je vous aime), je vous interroge parce qu’il me faut savoir. Pourquoi partez-vous?

      — Il m’est excessivement difficile de vous dire la vérité, de vous dire pourquoi je pars. Pendant cette semaine j’ai beaucoup pensé à vous et à moi-même, et j’ai décidé qu’il me fallait partir. Vous comprenez… pourquoi? Et si vous m’aimez, ne m’interrogez pas.

      Il s’essuya le front avec la main, et, de cette même main, se couvrit les yeux, en ajoutant:

      — Cela m’est pénible… Mais vous comprenez, Katia.

      Le cœur commençait à battre fortement dans ma poitrine.

      — Je ne puis comprendre, dis-je, je ne le puis; mais vous, parlez-moi, au nom de Dieu, au nom de ce jour où nous sommes, parlez-moi, je pourrai tout entendre avec calme.

      Il changea d’attitude, me regarda et releva la branche de lilas.

      — Du reste, reprit-il après un instant de silence et d’une voix qui voulait en vain paraître ferme, bien que ce soit absurde et presque impossible à traduire en paroles, bien qu’il m’en coûte, j’essayerai de vous donner des explications; — et en achevant ces mots, il fronça le sourcil, comme s’il eût ressenti quelque douleur physique.

      — Allons! Dis-je.

      — Figurez-vous qu’il y avait un monsieur, mettons qu’il s’appelait A, vieux et fatigué de la vie, et une madame B, jeune, heureuse et ne connaissant encore ni le monde ni la vie. Par suite de diverses relations de famille, il l’aimait comme une fille et ne redoutait pas d’en venir à l’aimer autrement.

      Il se tut et je ne l’interrompis pas.

      — Mais, poursuivit-il tout à coup d’une voix brave et résolue et sans me regarder, il avait oublié que B était jeune, que la vie n’était encore pour elle qu’un jeu, qu’il pouvait arriver facilement qu’il l’aimât, et que B pouvait s’en amuser. Il s’était trompé, et un beau jour il s’aperçut qu’un autre sentiment, pesant à porter comme un remords, s’était glissé dans son âme, et il s’en effraya. Il craignit de voir leurs anciennes relations de bonne amitié ainsi compromises, et il se décida à s’éloigner avant qu’elles eussent eu le temps de changer de nature.

      En disant ces mots, il passa de nouveau la main sur ses yeux, avec une négligence apparente, et les en couvrit.

      — Et pourquoi craignait-il d’aimer autrement? Dis-je aussitôt en contenant mon émotion, et d’une voix ferme, mais sans doute lui sembla-t-elle badine, car il me répondit de l’air d’un homme blessé:

      — Vous êtes jeune, moi je ne le suis plus. Il peut vous plaire de jouer; pour moi, il me faut autre chose. Seulement, ne vous jouez pas de moi, car je vous assure que, pour moi, ce ne serait pas bon, et que, pour vous, il y aurait conscience à le faire. Voilà ce que dit A., ajouta-t-il, mais tout cela est une absurdité; vous comprenez maintenant pourquoi je pars; n’en parlons plus, je vous en prie…

      — Si, si, parlons-en! Dis-je, et les larmes me faisaient trembler la voix. L’aimait-elle ou non?

      Il ne répondit pas.

      —

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