Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Le comte Ostermann-Tolstoy vint à la rencontre des vainqueurs, fit appeler Rostow, le remercia, lui annonça qu’il ferait part de son héroïque exploit à Sa Majesté, et qu’il le présenterait pour la croix de Saint-Georges. Rostow, qui s’attendait au contraire à un blâme et à une punition, puisqu’il avait attaqué l’ennemi sans en avoir reçu l’ordre, fut tout surpris de ces flatteuses paroles, mais le vague, sentiment de tristesse qui ne cessait de lui causer une véritable souffrance morale, l’empêcha d’en être heureux! «Qu’est-ce donc qui me tourmente? Se disait-il en s’éloignant. Est-ce Iline? Mais non, il est sain et sauf! Me suis-je mal conduit? Non! Ce n’est donc rien de tout cela!… C’est l’officier français, avec sa fossette au menton! Mon bras s’est arrêté en l’air une seconde avant de le frapper… je me le rappelle encore!»
Le convoi des prisonniers venait de se mettre en route; il s’en approcha, pour revoir le jeune dragon: il l’aperçut monté sur un cheval de hussard, jetant autour de lui des regards inquiets. Sa blessure était légère; il sourit à Rostow d’un air contraint, et le salua de la main; sa vue fit éprouver à Rostow une gêne qui était presque de la honte.
Ce jour-là et le suivant, ses camarades remarquèrent que, sans être irrité ou ennuyé, il restait pensif, silencieux et concentré en lui-même, qu’il buvait sans plaisir, et qu’il recherchait la solitude, comme s’il était obsédé par une pensée constante.
Rostow réfléchissait à «l’héroïque exploit» qui allait, à son grand étonnement, lui valoir la croix de Saint-Georges, et qui lui avait acquis la réputation d’un brave! Il y avait là dedans un mystère qu’il ne parvenait pas à pénétrer: «Ils ont donc encore plus peur que nous, pensait-il. Ainsi, c’est donc cela, et ce n’est que cela qu’on appelle de l’héroïsme? Il me semble pourtant que mon amour pour ma patrie n’y était pour rien!… Et mon prisonnier aux yeux bleus, en quoi est-il responsable de ce qui se passe?… Comme il avait peur! Il croyait que j’allais le tuer! Pourquoi l’aurais-je tué? Ma main du reste a tremblé, et l’on me décore du Saint-Georges! Je n’y comprends rien, absolument rien!»
Pendant que Nicolas Rostow s’absorbait dans ces questions, d’autant plus embarrassantes, qu’il n’y trouvait aucune réponse plausible, la roue de la fortune tourna subitement en sa faveur. Avancé à la suite de l’affaire d’Ostrovna, on lui donna deux escadrons de hussards, et dès ce moment, lorsqu’on eut besoin d’un brave officier, ce fut toujours à lui qu’on accorda la préférence.
XVI
À la nouvelle de la maladie de Natacha, la comtesse se mit en route, quoique encore souffrante et affaiblie, avec Pétia et toute sa suite; arrivée à Moscou, elle s’établit dans sa maison, où le reste de sa famille s’était déjà transporté.
La maladie de Natacha prit une tournure tellement sérieuse, qu’heureusement pour elle, comme pour ses parents, toutes les causes qui l’avaient provoquée, sa conduite et sa rupture avec son fiancé, furent reléguées au second plan. Son état était trop grave pour lui permettre même de songer à mesurer la faute qu’elle avait commise: elle ne mangeait rien, ne dormait pas, maigrissait à vue d’œil, toussait constamment, et les médecins laissèrent comprendre à ses parents qu’elle était en danger. On ne pensa plus dès lors qu’à la soulager. Les princes de la science qui la visitaient, séparément ou ensemble, chaque jour, se consultaient, se critiquaient à l’envi, parlaient français, allemand, latin, et lui prescrivaient les remèdes les plus opposés, mais capables de guérir toutes les maladies qu’ils connaissaient.
Il ne leur venait pas à la pensée que le mal dont souffrait Natacha n’était pas plus à la portée de leur science que ne peut être un seul des maux qui accablent l’humanité, car chaque être vivant, ayant sa constitution particulière, porte en lui sa maladie propre, nouvelle, inconnue à la médecine, et souvent des plus complexes. Elle ne dérive exclusivement ni des poumons, ni du foie, ni du cœur, ni de la rate, elle n’est mentionnée dans aucun livre de science, c’est simplement la résultante d’une des innombrables combinaisons que provoque l’altération de l’un de ces organes. Les médecins, qui passent leur vie à traiter les malades, qui y consacrent leurs plus belles années et qui sont payés pour cela, ne peuvent admettre cette opinion, car comment alors, je vous le demande,