Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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et la trouvait déjà levée, tant elle avait peur d’être en retard.

      Sa toilette une fois faite à la hâte, elle passait sa robe la plus défraîchie, mettait son plus vieux mantelet, et, frissonnant à la fraîcheur de la nuit, elles traversaient ensemble les rues désertes, éclairées par l’aurore naissante. Se conformant au conseil de sa pieuse compagne, elle ne suivait pas les offices de sa paroisse, mais ceux d’une autre église, où le prêtre se distinguait par une vie des plus austères et des plus pures.

      Les fidèles y étaient peu nombreux: Natacha et Agrippine Ivanovna allaient se placer devant l’image de la très sainte Vierge, qui séparait le chœur de l’assistance, et la jeune fille, les yeux fixés, à cette heure inusitée, sur l’image noircie, éclairée par les cierges et par les premières lueurs de l’aube qui pénétrait à travers les fenêtres, écoutait l’office avec un profond recueillement. Il s’éveillait alors dans son âme une disposition à l’humilité, qui jusque-là lui avait été inconnue, et qui était causée par la présence de quelque chose de grand et d’indéfinissable! Lorsqu’elle comprenait les paroles prononcées par le chœur ou par l’officiant, ses sentiments intimes se mêlaient à la prière générale; lorsque le sens de ces paroles lui échappait, elle pensait avec soumission que le désir de tout savoir provenait de l’orgueil; qu’il fallait se borner à croire et à se confier au Seigneur, qu’elle sentait en cet instant régner en maître sur son âme. Elle priait, se signait et demandait à Dieu, avec une ferveur que redoublait l’effroi de son iniquité, de lui pardonner ses péchés. Elle se réjouissait de sentir se développer en elle la volonté de se corriger et d’entrevoir la possibilité d’une vie pure, d’une nouvelle et heureuse vie. En quittant l’église à une heure encore fort matinale, elle ne rencontrait sur sa route que des maçons qui allaient à leurs travaux et les dvorniks qui balayaient les rues devant les maisons endormies.

      Le sentiment de sa régénération ne fit que s’accroître pendant toute la semaine, et le bonheur de communier, de s’unir à Lui, lui semblait si grand, qu’elle craignait de mourir avant ce bienheureux dimanche.

      Mais ce jour si ardemment désiré arriva à son tour, et lorsque Natacha revint de la communion, vêtue d’une robe de mousseline blanche, elle se sentit, pour la première fois depuis bien longtemps, en paix avec elle-même et avec la vie qui l’attendait.

      Le docteur, en lui faisant sa visite habituelle, lui ordonna de continuer les poudres prescrites par lui quinze jours auparavant.

      «Continuez, il le faut, et bien exactement, je vous prie, dit-il en souriant; il était sincèrement convaincu de leur efficacité. – Soyez tranquille, madame la comtesse, continua-t-il en coulant adroitement dans la paume de sa main la pièce d’or qu’il venait de recevoir: elle chantera et dansera bientôt. Ce dernier remède a fait merveille, elle a beaucoup repris.»

      La comtesse cracha en regardant ses ongles6, et retourna, toute joyeuse, au salon.

      XVIII

      Des bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d’une proclamation de l’Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée; on disait qu’il quittait l’armée parce qu’elle était en danger; que Smolensk s’était rendu; que Napoléon avait avec lui un million d’hommes, et qu’un miracle seul pouvait sauver la Russie.

      On reçut le manifeste le 23 juillet; mais, comme il n’était pas encore imprimé, Pierre promit aux Rostow de revenir dîner le lendemain, et de l’apporter de chez le comte Rostoptchine avec la proclamation qui y était jointe.

      Le lendemain était un dimanche, une vraie journée d’été, d’une chaleur déjà accablante à dix heures du matin, heure à laquelle les Rostow venaient d’habitude entendre la messe à la chapelle de l’hôtel Rasoumovsky. On éprouvait à la fois une grande lassitude, jointe à cette plénitude de sensations et de vague malaise que provoque presque toujours une journée de forte chaleur dans une grande ville. Ces différentes impressions se reflétaient partout: dans les couleurs claires des vêtements de la foule, dans les cris des marchands de la rue, dans les feuilles couvertes de poussière des arbres du boulevard, dans le bruit du pavé, dans la musique et les pantalons blancs d’un bataillon qui allait à la parade, et encore plus dans l’ardeur brûlante d’un soleil de juillet. Toute l’aristocratie moscovite se trouvait réunie à la chapelle de l’hôtel, car la plupart des grandes familles, dans l’attente d’événements graves, étaient restées à Moscou au lieu de se rendre dans leurs terres.

      La comtesse Rostow descendit de voiture, et un laquais en livrée la précéda, afin de lui frayer un passage à travers la foule. Natacha, qui la suivait, entendit tout à coup un jeune homme inconnu dire assez haut à son voisin:

      «Oui, c’est la comtesse Rostow, c’est bien elle!… Elle a beaucoup maigri, mais elle est très embellie!…» Elle crut comprendre, ce qui lui arrivait du reste constamment, qu’il prononçait les noms de Kouraguine et de Bolkonsky; car il lui semblait que chacun, en la voyant, devait parler de son aventure. Touchée au vif, douloureusement émue, elle continuait à avancer dans sa toilette mauve avec le calme et l’aisance de la femme qui s’applique à en témoigner d’autant plus, qu’elle se meurt de honte et de chagrin au fond de l’âme. Elle se savait belle, et ne se trompait pas; mais sa beauté ne lui causait plus la même satisfaction que par le passé, et par cette journée si lumineuse et si chaude, elle n’en était au contraire que plus vivement tourmentée: «Encore une semaine de passée, se disait-elle, et ce sera toujours ainsi, toujours la même existence triste et morne…! Je suis jeune, je suis belle, je le sais… J’étais mauvaise et je suis devenue bonne, je le sais aussi… et mes plus belles années vont ainsi se perdre sans profit pour personne!» Se plaçant à côté de sa mère, elle enveloppa d’un regard les personnes et les toilettes qui l’entouraient, critiqua par habitude la tenue de ses voisines et leur manière de se signer: «Elles me jugent aussi sans doute?» se disait-elle pour s’excuser. Mais aux premiers chants de la messe, elle frémit de terreur, en comparant ces futiles pensées à celles que le jour de sa communion aurait dû lui inspirer… N’en avait-elle pas à tout jamais terni la radieuse pureté?

      Un digne et respectable vieillard officiait avec la douce onction qui pénètre et repose l’âme de ceux qui prient. Les portes saintes se refermèrent, et derrière le rideau lentement tiré une voix mystérieuse murmura quelques paroles. Les yeux de Natacha se remplirent involontairement de larmes, et une douce et énervante émotion envahit tout son être.

      «Enseigne-moi ce que j’ai à faire, enseigne-moi à me résigner, enseigne-moi surtout à me corriger pour toujours,» pensait-elle.

      Le diacre, sortant de l’iconostase, se plaça devant les portes saintes, retira ses longs cheveux de dessous la dalmatique, et, faisant un grand signe de croix, dit avec solennité:

      «Prions en paix le Seigneur!…» Et Natacha ajoutait mentalement:

      «Prions, sans différence de conditions, sans haine, unis tous ensemble dans l’amour fraternel!

      — Prions, afin qu’il nous accorde la paix du ciel et le salut de nos âmes,» disait le diacre, et Natacha lui répondait du fond du cœur: «Prions pour obtenir la paix des anges, la paix de tous les êtres spirituels qui vivent au-dessus de nous.»

      À la prière pour l’armée, elle invoqua le Seigneur pour son frère et pour Denissow; à la prière pour les voyageurs sur terre et sur mer, elle pria pour le prince André, et demanda à Dieu pardon du mal qu’elle lui avait fait; à la prière pour ceux qui nous aiment, elle pria pour

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