Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 256
«On a écrasé un jeune seigneur, disait-il… faites donc attention… on l’a écrasé, bien sûr!»
Lorsque l’Empereur eut disparu sous le porche de l’église, la foule se sépara, et le sacristain put traîner Pétia jusqu’au grand canon qu’on appelle «le Tsar», où il fut de nouveau presque étouffé par la masse compacte de gens, qui le prenant en compassion, lui déboutonnaient son habit, tandis que d’autres le soulevaient jusque sur le piédestal où était placé le canon, sans cesser d’injurier ceux qui l’avaient mis dans cet état. Pétia ne tarda pas à se remettre, les couleurs lui revinrent et ce désagrément passager lui valut une excellente place sur le socle du formidable engin. De là il espérait apercevoir l’Empereur; mais il ne songeait plus à sa demande: il n’avait plus qu’un désir, celui de le voir!… Alors seulement il serait heureux!
Pendant la messe, suivie d’un Te Deum chanté à l’occasion de l’arrivée de Sa Majesté et de la conclusion de la paix avec la Turquie, la foule s’éclaircit: les vendeurs de kvass, de pain d’épice, de graines de pavot, que Pétia aimait par-dessus tout, se mirent à circuler, et des groupes se formèrent sur tous les points de la place. Une marchande déplorait l’accroc fait à son châle et disait combien il lui avait coûté, pendant qu’une autre assurait que les soieries seraient bientôt hors de prix. Le sacristain, le sauveur de Pétia, discutait avec un fonctionnaire civil sur les personnages qui officiaient ce jour-là avec Son Éminence. Deux jeunes bourgeois plaisantaient avec deux jeunes filles, en grignotant des noisettes. Toutes ces conversations, surtout celles des jeunes gens et des jeunes filles, qui dans d’autres circonstances n’auraient pas manqué d’intéresser Pétia, le laissaient complètement indifférent; assis sur le piédestal de son canon, il était tout entier à son amour pour son Souverain, et l’exaltation passionnée qui succédait chez lui à la peur et à la douleur physique qu’il venait d’éprouver, donnait une émouvante solennité à cet instant de sa vie.
Des coups de canon retentirent soudain sur le quai: la foule y courut aussitôt, pour voir comment et d’où l’on tirait, Pétia voulut en faire autant, mais il en fut empêché par le sacristain qui l’avait pris sous sa protection. Les canons grondaient toujours, lorsque des officiers, des généraux, des chambellans, sortirent précipitamment de l’église; on se découvrit à leur vue, et les badauds qui avaient couru du côté du quai revinrent en toute hâte. Quatre militaires, en brillant uniforme et chamarrés de grands cordons, apparurent enfin.
«Hourra! Hourra! Hurla la foule.
— Où est-il? Où est-il?» demanda Pétia d’une voix haletante, mais personne ne lui répondit: l’attention était trop tendue. Choisissant alors au hasard un des quatre militaires que ses yeux pleins de larmes pouvaient à peine distinguer, et concentrant sur lui tous les transports de son jeune enthousiasme, il lui lança un formidable hourra, en se jurant mentalement qu’en dépit de tous les obstacles il serait soldat!
La foule s’ébranla de nouveau à la suite de l’Empereur, et, après l’avoir vu rentrer au palais, se dispersa peu à peu. Il était tard. Bien que Pétia fût à jeun, et que la sueur lui coulât du front à grosses gouttes, il ne lui vint même pas à l’idée de retourner chez lui, et il resta planté devant le palais au milieu d’un petit groupe de flâneurs; il attendait ce qui allait se passer, sans trop savoir ce que ce pourrait être, et il portait envie non seulement aux grands dignitaires qui descendaient de leurs voitures pour aller s’asseoir à la table impériale, mais encore aux fourriers qu’il vit ensuite passer et repasser derrière les croisées pour leur service. Pendant le banquet, Valouïew, jetant un regard sur la place, fit observer que le peuple paraissait désirer revoir encore Sa Majesté.
Le repas terminé, l’Empereur, qui finissait de manger un biscuit, sortit sur le balcon. Le peuple l’acclama aussitôt, en criant de nouveau à pleins poumons:
«Notre père! Notre ange! Hourra!…» Et les femmes, et les bourgeois, et Pétia lui-même, se remirent à pleurer d’attendrissement. Un morceau du biscuit que l’Empereur tenait à la main, étant venu à glisser entre les barreaux du balcon, tomba à terre aux pieds d’un cocher; le cocher le ramassa, et quelques-uns de ses voisins se ruèrent sur l’heureux possesseur du biscuit pour en avoir leur part! L’Empereur, l’ayant remarqué, se fit donner une pleine assiettée de biscuits, et les jeta au peuple. Les yeux de Pétia s’injectèrent de sang, et, malgré la crainte d’être écrasé une seconde fois, il se précipita à son tour pour attraper à tout prix un des gâteaux qu’avait touchés la main du Tsar. Pourquoi? Il n’en savait rien, mais il le fallait! Il courut, renversa une vieille femme qui était sur le point d’en saisir un, et, malgré ses gestes désespérés, parvint à l’atteindre avant elle; il lança un hourra formidable, d’une voix, hélas! Fortement enrouée. L’Empereur se retira, et la foule finit par se disperser.
«Tu vois que nous avons bien fait d’attendre,» se disaient joyeusement entre eux les spectateurs, en s’éloignant.
Si heureux qu’il fût, Pétia était mécontent de rentrer, et de penser que le plaisir de la journée était fini pour lui. Aussi préféra-t-il aller retrouver son ami Obolensky, lequel était de son âge, et à la veille de partir pour l’armée. De là il fut pourtant obligé de regagner la maison paternelle; à peine arrivé, il déclara solennellement à ses parents qu’il s’échapperait, si on ne le laissait pas agir à sa guise. Le vieux comte céda; mais, avant de lui accorder une autorisation formelle, il alla le lendemain même s’informer, auprès de gens compétents, où et comment il pourrait le faire entrer au service, sans trop l’exposer au danger.
XXII
Dans la matinée du 15 juillet, trois jours après les événements que nous venons de raconter, de nombreuses voitures stationnaient devant le palais Slobodski.
Les salles étaient pleines de monde: dans l’une d’elles se trouvait la noblesse; dans l’autre, les marchands médaillés. La première était très animée. Autour d’une immense table placée devant le portrait en pied de l’Empereur, siégeaient, sur des chaises à dossier élevé, les grands seigneurs les plus marquants, tandis que les autres circulaient en causant dans la salle.
Les uniformes, tous à peu près du même type, dataient, les uns de Pierre le Grand, les autres de Catherine ou de Paul, les plus récents du règne actuel, et donnaient un aspect bizarre à tous ces personnages, que Pierre connaissait plus ou moins, pour les avoir rencontrés soit au club, soit chez eux. Les vieux surtout frappaient étrangement le regard: édentés pour la plupart, presque aveugles, chauves, engoncés dans leur obésité, ou maigres et ratatinés comme des momies, ils restaient immobiles et silencieux, ou bien, s’ils se levaient, ils ne manquaient jamais de se heurter contre quelqu’un. Les expressions de physionomie les plus opposées se lisaient sur leurs visages: chez les uns, c’était l’attente inquiète d’un grand et solennel événement; chez les autres, le souvenir béat et placide de leur dernière partie de boston, de l’excellent dîner, si bien réussi par Pétroucha le cuisinier, ou de quelque autre incident, tout aussi important, de leur vie habituelle.
Pierre, qui avait endossé avec peine, dès le matin, son uniforme de noble, devenu trop étroit, se promenait dans la salle, en proie à une violente émotion. La convocation simultanée de la noblesse et des marchands (de vrais états généraux) avait réveillé en lui toutes ses anciennes convictions sur le Contrat social et la Révolution française; car, s’il les avait oubliées depuis longtemps, elles n’en étaient pas moins profondément enracinées dans son âme. Les paroles du manifeste impérial où il était dit que l’Empereur viendrait «délibérer» avec son peuple, le confirmaient dans sa manière de voir, et, convaincu que la réforme espérée par lui depuis