Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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dit Dessalles encore plus timidement, dans cette lettre il est question de l’occupation de Vitebsk…

      — Dans la lettre?… Ah oui, oui! Reprit-il… et sa physionomie s’assombrit: – C’est vrai, il écrit… que les Français ont été battus, je ne sais où… près d’une rivière quelconque!»

      Dessalles baissa les yeux:

      «Le prince André ne parle pas de cela, dit-il doucement.

      — Il n’en parle pas?… Je ne l’ai pas inventé, pourtant.»

      Un long silence suivit ces mots:

      «Eh bien, eh bien, Michel Ivanovitch, dit-il tout à coup, explique-moi comment tu penses remédier à ce défaut dans notre plan?»

      Michel Ivanovitch ne se le fit pas répéter, et le prince, après l’avoir écouté quelques instants, quitta le salon, en jetant à sa fille et à Dessalles un regard irrité.

      La princesse Marie surprit sur le visage du gouverneur un profond étonnement, mais elle n’osa ni lui en demander la cause, ni chercher à la deviner. La fameuse lettre fut oubliée par son père sur la table du salon… Michel Ivanovitch vint la réclamer dans le courant de la soirée; la princesse Marie la lui donna, et s’informa, bien que la question l’embarrassât singulièrement, de ce que faisait son père.

      «Il s’agite!… répondit l’architecte, avec un sourire respectueux mais ironique, qui la fit pâlir. La construction de la nouvelle maison le préoccupe beaucoup… il a lu quelques pages, et maintenant il est à farfouiller dans son bureau… il fait probablement son testament.» Depuis quelque temps le classement des paperasses qui devaient voir le jour après sa mort était devenu le passe-temps favori du vieux prince.

      «Vous dites qu’il envoie Alpatitch à Smolensk? Demanda la princesse Marie.

      — Oui, Alpatitch est prêt à partir, il attend ses ordres.»

      III

      Michel Ivanovitch retrouva le prince assis devant son bureau ouvert, avec ses lunettes sur le nez et un abat-jour sur les yeux; il tenait à la main un gros cahier, dans une pose quelque peu théâtrale; il lisait «Ses Remarques»: c’était ainsi qu’il appelait les papiers destinés à être envoyés après sa mort à l’Empereur; le souvenir du temps où il les avait écrites lui faisait monter des larmes aux yeux. Prenant la lettre de son fils, il la glissa dans sa poche, remit son cahier à sa place, et fit entrer Alpatitch, auquel il donna ses instructions:

      «D’abord, dit-il en parcourant la liste de tout ce qu’il fallait lui rapporter de Smolensk, d’abord tu m’achèteras du papier à lettres, huit rames, tu entends bien, doré sur tranche comme celui-ci, ensuite de la cire à cacheter, du vernis… Puis tu remettras ma lettre au gouverneur en personne,» poursuivit-il sans cesser de marcher. Il lui recommanda aussi de ne pas oublier les verrous pour la nouvelle maison, d’après le modèle inventé par lui, et de plus un grand carton pour y déposer son testament et «Ses Remarques».

      Cette conversation durait déjà depuis deux heures, lorsqu’il s’assit, ferma les yeux, et sommeilla un instant. Au mouvement que fit Alpatitch pour sortir, il se réveilla:

      «Eh bien, va-t’en: je te rappellerai, si j’ai encore besoin de quelque chose.»

      Le prince retourna à son bureau, y jeta un coup d’œil, classa avec soin ses papiers, et s’assit à sa table pour écrire la lettre au gouverneur. Lorsqu’il l’eut achevée et cachetée, il était tard; le sommeil et la fatigue le gagnaient, mais il sentait qu’il ne pourrait dormir et que les plus tristes pensées ne manqueraient pas de l’assaillir dès qu’il serait couché. Il appela Tikhone, pour faire avec lui le tour des chambres et lui indiquer l’endroit où il devait placer son lit pour cette nuit: chaque coin fut mesuré et inspecté avec soin, mais aucun ne lui convenait; son divan habituel, surtout, lui inspirait une aversion insurmontable; il en avait peur, à cause sans doute des cauchemars qui l’y avaient accablé. Enfin, après une longue et mûre délibération, il choisit dans le salon l’espace compris entre le piano et le mur, où jamais il n’avait encore dormi. Tikhone reçut l’ordre d’y placer le lit, ce qu’il fit aussitôt avec l’aide du valet de chambre.

      «Pas ainsi, pas ainsi! S’écria le vieux prince, en attirant à lui sa couchette et en la reculant ensuite. «Je vais donc pouvoir me reposer!» se dit-il en se laissant déshabiller par son fidèle serviteur. Après avoir ôté avec peine son caftan et son pantalon, il se laissa tomber sur sa couche, et sembla s’abîmer dans la contemplation de ses jambes desséchées et jaunes. Il réfléchissait et hésitait devant le suprême effort qu’il lui restait à faire pour les soulever et les étendre: «Dieu! Que c’est lourd! Se disait-il. Que ne mettez-vous plus vite, «vous autres», un terme à mes maux? Que ne me laissez-vous m’en aller?…» Et il ramena enfin à lui ses vieilles jambes, en poussant un long soupir. À peine couché, son lit se mit à onduler et à se soulever sous lui, en avant, en arrière: on aurait dit que le meuble avait pris vie, et qu’il s’agitait violemment: il en était ainsi presque toutes les nuits. Le prince rouvrit les yeux, qu’il venait de fermer.

      «Pas de repos, pas de repos avec eux, ces maudits! S’écria-t-il en colère, comme s’il s’adressait à quelqu’un. Mais n’avais-je pas réservé quelque chose de grave pour y songer à présent à mon aise? Les verrous? Non, je les ai commandés! Ce n’était pas ça! Qu’ai-je donc oublié tout à l’heure au salon, où la princesse Marie et cet imbécile de Dessalles disaient des sornettes… et puis, et puis, n’ai-je rien mis dans ma poche?… et après? Je ne me le rappelle plus… Tikhone, eh! De quoi a-t-il été question à table?

      — Du prince André…

      — Tais-toi, tais-toi… Ah! Je sais, la lettre de mon fils!… La princesse Marie l’a lue, Dessalles a parlé de Vitebsk, je vais la lire à mon tour.»

      Il se la fit apporter et ordonna à Tikhone de rapprocher le guéridon, sur lequel étaient posés son verre de limonade et son bougeoir; il mit ensuite ses lunettes et lut attentivement ce que lui écrivait son fils. Alors, dans le calme de la nuit, à la faible lueur de la lumière qui s’échappait de dessous un abat-jour vert, il comprit pour la première fois et pour un instant toute l’importance des nouvelles qu’il lui donnait: «Les Français sont à Vitebsk?… En quatre marches ils peuvent être à Smolensk, ils y sont peut-être!… Eh! Tichka!…» Tikhone se leva en sursaut: «Non, ce n’est rien, rien!» s’écria-t-il, et, glissant la lettre sous le bougeoir, il ferma les yeux… Il revoit le Danube étincelant, avec ses rives couvertes de grands joncs, le camp russe éclairé par un beau soleil; et lui-même, jeune général, gai, plein de vigueur, entrant dans la tente de Potemkine; à ce souvenir, toute la jalousie que lui inspirait alors le favori se réveille en lui avec la même violence… Il croit entendre encore les paroles échangées à cette première entrevue… Il entrevoit à ses côtés une femme au teint jaune, d’une taille moyenne, d’un embonpoint prononcé… c’est notre mère l’Impératrice!… Elle lui sourit, elle lui parle…, et au même moment il aperçoit sa figure de cire, entourée de cierges, couchée sous le dais mortuaire.

      «Ah! Si je pouvais revenir à cette époque, si le présent pouvait disparaître, et si «eux» surtout me laissaient en paix!» murmurait le vieillard en rêvant.

      IV

      Pendant la conférence que le prince avait eue avec

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