Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 262
Alpatitch, muni de toutes ces instructions, fut enfin prêt à partir, et, après avoir reçu les adieux des gens de la maison, monta dans une grande kibitka à capote de cuir, attelée d’une troïka de vigoureux chevaux rouans.
Les clochettes de l’attelage, bourrées de papiers, étaient muettes, car le prince ne permettait à personne d’en faire usage dans sa propriété; mais Alpatitch, qui aimait à les entendre tinter, comptait bien leur rendre la liberté dès qu’il serait à quelque distance du château. Son entourage, composé du teneur de livres, de sa cuisinière, de deux vieilles femmes et d’un enfant habillé en cosaque, s’empressait autour de lui.
Sa fille disposait dans la kibitka des oreillers en édredon, recouverts de taies de perse, et une des vieilles y glissa en tapinois un gros paquet au moment où Alpatitch se disposait à y monter, avec l’aide respectueuse d’un des cochers.
«Eh, eh! Qu’est-ce que tout cela? Provisions de femmes!… Oh! Les femmes, les femmes!» s’écria-t-il en s’asseyant, et en parlant d’une voix aussi essoufflée et aussi brusque que celle de son maître. Après avoir fait ses dernières recommandations au sujet des travaux et des constructions, il se découvrit, et fit trois fois de suite le signe de la croix (en cela, il faut l’avouer, il s’écartait singulièrement des habitudes du prince).
«S’il y a la moindre des choses, vous nous reviendrez bien vite, n’est-ce pas, Jakow Alpatitch?» lui cria sa femme, à qui les bruits de guerre causaient une frayeur indicible. «Ayez pitié de nous, au nom du ciel!
— Oh! Les femmes, les femmes!» murmurait-il encore, pendant que la kibitka roulait le long des champs, qu’il examinait en passant d’un œil connaisseur. Là-bas le seigle commençait déjà à jaunir; ici l’avoine encore verte s’élançait en touffes fortes et serrées. Les blés d’été, exceptionnellement beaux cette année, réjouissaient la vue du vieil Alpatitch, qui les contemplait avec orgueil. On moissonnait de côté et d’autre, et chemin faisant il récapitulait dans sa tête son programme de travaux de semailles et de moisson, tout en se demandant avec inquiétude s’il n’avait pas par malheur oublié quelque commission de son maître.
Deux fois il s’arrêta pour faire manger et reposer ses chevaux, et enfin, dans la soirée du 16 août, il arriva à la ville. Pendant le trajet il avait dépassé plusieurs trains de bagages et même des troupes en marche. En approchant de Smolensk, il lui sembla entendre des coups de feu à une grande distance, mais il n’y prêta aucune attention. Ce qui lui causa une bien autre surprise, ce fut de voir un camp établi dans un superbe champ d’avoine, que des soldats fauchaient sans doute pour la nourriture de leurs chevaux; mais, absorbé comme il l’était par ses affaires et par ses calculs, il oublia bientôt ce singulier incident.
Il y avait environ trente ans que tout l’intérêt de son existence se concentrait dans l’exécution de la volonté de son maître; aussi ce qui ne s’y rapportait pas directement ne l’occupait guère, et n’existait même pas pour lui.
Arrivé dans le faubourg de la ville, il s’arrêta devant une espèce d’auberge, tenue par un certain Férapontow, chez qui il logeait d’habitude. Ce Férapontow avait acheté autrefois, de la main légère d’Alpatitch, un bois appartenant au prince, et la vente en détail lui avait si bien profité que de fil en aiguille il s’était bâti une maison, une auberge, et faisait maintenant un commerce considérable de farine. Ce paysan à cheveux noirs, à physionomie avenante, âgé de quarante ans environ, avait un gros ventre, des lèvres épaisses, un nez camard, et deux bosses au-dessus de ses deux gros sourcils, qu’il fronçait presque constamment. Il se tenait debout contre la porte de sa boutique, en chemise de couleur, avec un gilet par-dessus.
«Sois le bienvenu, Jakow Alpatitch; tu viens en ville, lorsque les autres la quittent.
— Comment cela?
— Est-il bête, ce peuple? Il craint les Français!
— Bavardages de femmes! Reprit Alpatitch.
— C’est ce que je leur répète. Je leur ai dit aussi que l’ordre a été donné de ne pas «le» laisser entrer; donc c’est sûr, il n’entrera pas!… Et croirais-tu que ces brigands de paysans profitent de la panique pour demander trois roubles par chariot de transport.»
Jakow Alpatitch, qui l’écoutait avec distraction, l’interrompit pour faire donner du foin à ses chevaux et préparer le samovar; puis il se coucha, après avoir savouré une bonne tasse de thé.
Pendant toute la nuit, des régiments passèrent devant l’auberge, mais Alpatitch ne les entendit pas: le lendemain, il alla, selon son habitude, vaquer à ses affaires. Le soleil brillait, et il faisait déjà chaud à huit heures du matin: «Quelle belle journée pour la moisson!» se disait le voyageur. Le bruit de la fusillade et le grondement du canon s’entendaient dès l’aube en dehors de la ville. Les rues étaient pleines d’une foule de soldats, et d’izvostchiks qui allaient et venaient comme toujours, tandis que les marchands se tenaient paresseusement à l’entrée de leurs boutiques; dans les églises on disait la messe. Alpatitch fit sa tournée accoutumée, se rendit aux différents tribunaux, à la poste, et chez le gouverneur, partout on parlait de la guerre, et de l’ennemi qui attaquait la ville, on se questionnait les uns les autres, et chacun faisait son possible pour rassurer son voisin.
Devant la maison du gouverneur, Alpatitch vit un grand rassemblement, un groupe de cosaques, et la voiture de voyage de ce haut fonctionnaire, qui évidemment l’attendait. Sur le perron il rencontra deux messieurs dont il connaissait l’un, qui était un ancien chef de district.
«Ce ne sont pas des plaisanteries! Disait-il avec violence, pour un célibataire, c’est une autre affaire! Une tête, une misère… mais avec treize enfants, et toute sa fortune en jeu?… Que dites-vous de nos autorités, qui laissent venir les choses au point qu’il ne nous reste plus qu’à crever!… Il faudrait les pendre, ces scélérats!
— Voyons, voyons, du calme!
— Qu’est-ce que cela me fait? Qu’ils m’entendent, s’ils veulent, nous ne sommes pas des chiens!
— Tiens, Jakow Alpatitch! Que fais-tu ici?
— Je suis venu, par ordre de Son Excellence, voir M. Le gouverneur,» répondit ce dernier en relevant fièrement la tête, et en fourrant sa main dans son gilet, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il parlait de son maître: J’ai ordre de m’informer de la situation.
— Va l’informer, tu sauras qu’il n’y a plus ni un chariot ni aucun moyen de transport. Tu entends ce bruit là-bas … Eh bien, voilà! Ces brigands nous ont conduits à notre porte!»
Alpatitch secoua la tête et monta l’escalier. Des marchands, des femmes et des employés se trouvaient dans le salon d’attente. La porte du cabinet s’ouvrit: tous se levèrent et firent un pas en avant; un fonctionnaire civil sortit d’un air effaré, échangea quelques mots avec un marchand, appela un gros employé décoré d’une croix au cou, et, sans répondre aux questions et aux regards interrogateurs qu’on lui adressait de tous côtés, il l’entraîna vivement et disparut avec lui. Alpatitch se plaça en avant, et, lorsque le même fonctionnaire reparut une seconde fois, il lui tendit ses deux lettres, après avoir préalablement fourré