Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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répondras au prince et à la princesse, dit-il avec hâte, que je ne sais rien, et que, selon mes instructions supérieures… Tiens, voici!…» et il lui donna un imprimé. «Le prince est souffrant, je lui conseille d’aller à Moscou; j’y vais moi-même: tu lui diras aussi que je n’ai agi…» mais il n’acheva pas: un officier couvert de poussière et de sueur se précipita dans la chambre, lui dit quelques mots en français, et la figure du gouverneur prit une expression d’épouvante.

      — Va, va!» ajouta-t-il en congédiant Alpatitch d’un signe de tête. Ce dernier sortit aussitôt, et tous les regards, avides de nouvelles, se portèrent sur lui avec une inquiétude marquée. Retournant en toute hâte à son auberge, il prêta cette fois l’oreille au bruit de la fusillade, qui se rapprochait. L’imprimé contenait ce qui suit:

      «Je puis vous assurer qu’aucun danger ne menace encore la ville de Smolensk, et il n’est pas probable qu’elle y soit jamais exposée. Moi d’un côté, le prince Bagration de l’autre, nous marchons vers la ville pour nous y réunir, le 22 de ce mois, et les armées défendront alors conjointement, et leurs compatriotes, et le gouvernement confié à vos soins, jusqu’à ce que leurs efforts aient repoussé les ennemis de la patrie, ou jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus un seul soldat. Vous voyez donc que vous pouvez, en toute sécurité, rassurer les habitants de Smolensk, car, lorsqu’on est défendu par deux armées aussi vaillantes que les nôtres, on peut être sûr de la victoire! (Ordre du jour de Barclay de Tolly au gouverneur de Smolensk baron Asch. – 1812).»

      Le peuple inquiet errait dans les rues.

      On voyait à tout instant des chariots pleins de meubles, d’armoires et d’ustensiles de toute sorte, sortir des cours des maisons et se diriger vers les portes de la ville. Quelques-uns, prêts à partir, stationnaient devant la boutique qui touchait à celle de Férapontow; les femmes criaient et pleuraient en échangeant leurs dernières recommandations, et un roquet aboyait en sautant à la tête des chevaux.

      Alpatitch entra dans la cour, et s’approcha avec une vivacité inaccoutumée de sa voiture et de son attelage: le cocher dormait; il le réveilla, lui ordonna de mettre les chevaux à la kibitka et alla chercher ses effets dans la maison. On entendait dans la chambre du propriétaire des braillements d’enfants, des cris de femmes, que dominait la voix irritée et rauque de Férapontow. La cuisinière, pareille à une poule effarée, courait en tous sens dans la pièce d’entrée.

      «Il l’a battue, battue! Not’maîtresse, jusqu’à la mort! Criait-elle.

      — Pourquoi? Demanda Alpatitch.

      — Parce qu’elle l’a supplié de la laisser partir! «Emmène-moi, lui disait-elle… ne me laisse pas mourir, moi et mes enfants… tu vois bien que tout le monde s’en va, pourquoi restons-nous?» Et il l’a battue, battue!… Oh! Oh! Mon Dieu!»

      Alpatitch, peu curieux d’en entendre davantage, se contenta de faire un mouvement de tête affirmatif, passa outre et ouvrit la porte de la chambre qui contenait ses emplettes.

      «Scélérat! Monstre!» s’écria en ce moment une femme pâle, maigre, qui, les vêtements déchirés, et tenant un enfant sur son sein, se précipita sur le palier et descendit l’escalier en courant. Férapontow la poursuivait, mais, à la vue d’Alpatitch, il s’arrêta brusquement, arrangea son gilet, bâilla, s’étira les bras, et entra avec lui dans sa chambre:

      «Comment, tu pars?»

      Sans lui répondre, Alpatitch examina ses emplettes, et lui demanda son compte.

      «Plus tard, nous verrons! Mais, dis-moi, que fait le gouverneur? Qu’a-t-on décidé?»

      Alpatitch lui conta comme quoi le gouverneur s’était exprimé très vaguement.

      «Notre commerce s’en trouvera peut-être bien, sais-tu? Sélivanow a vendu l’autre jour de la farine à l’armée, à neuf roubles le sac… Prendrez-vous du thé?»

      Pendant qu’on attelait, Alpatitch et Férapontow en avalèrent quelques tasses, en causant amicalement sur le prix du blé, sur la moisson à venir, et sur la belle apparence de la récolte.

      «Il me semble, dit Férapontow, que le bruit s’est calmé; les nôtres auront eu le dessus, bien sûr! On a déclaré qu’on ne le laisserait pas entrer: donc nous sommes forts! L’autre jour Maiveï Ivanovitch Platow en a jeté à l’eau dix-huit mille!»

      Alpatitch régla ses comptes avec son hôte; le tintement des clochettes de sa kibitka, qui sortait de la cour de l’auberge et venait se placer devant la porte de la maison, l’attira à la fenêtre; il regarda dans la rue, dont le soleil éclairait d’aplomb un côté: il était midi passé.

      Tout à coup un sifflement lointain et étrange, suivi d’un coup sec, fendit l’air, et un roulement ininterrompu fit trembler les vitres. Alpatitch quitta la fenêtre, et descendit dans la rue, au moment où deux hommes passaient en courant dans la direction du pont. On n’entendait de tous côtés que des sifflets stridents, le bruit sourd des boulets qui tombaient, et l’explosion des grenades qui pleuvaient en masse sur la ville; mais les habitants n’y prêtaient qu’une mince attention, la fusillade en dehors des murs les intéressait davantage… C’était le bombardement de la ville, ordonné par Napoléon! Depuis cinq heures du matin, cent trente bouches à feu tiraient sans relâche.

      La femme de Férapontow, qui n’avait pas encore cessé de pleurer dans un coin de la remise, se calma subitement… s’avança sous la porte cochère, pour mieux se rendre compte de tout ce brouhaha, et regarder les passants, dont la curiosité s’éveillait de plus en plus à l’aspect des boulets et des obus.

      La cuisinière et le marchand d’à côté se joignirent à elle, et tous trois suivirent des yeux avec un vif intérêt la course des projectiles qui passaient au-dessus de leurs têtes. Quelques hommes apparurent au tournant de la rue: ils causaient avec vivacité.

      «Quelle force! Disait l’un; le toit, les plafonds, tout a été réduit en miettes!…

      — Et il a labouré la terre comme un pourceau avec son groin, ajoutait un autre.

      — J’ai heureusement sauté de côté à temps, autrement il m’aurait aplati,» dit un troisième.

      La foule les arrêta, et ils racontèrent comment des boulets étaient tombés tout près d’eux. Pendant ce temps, les sifflements aigus des boulets et le son moins perçant des grenades et des obus redoublaient d’intensité: presque tous les projectiles volaient par-dessus les toits.

      Alpatitch monta enfin dans la voiture, et son hôte suivait de l’œil ses derniers préparatifs, lorsqu’il vit sa cuisinière, les manches retroussées, et se balançant sur ses hanches, s’avancer jusqu’au coin de la rue pour écouter ce qu’il s’y disait, et s’émerveiller, elle aussi, du spectacle.

      «Que diable vas-tu regarder là?» lui cria-t-il rudement. Au son de cette voix impérieuse, elle se retourna et revint sur ses pas, en laissant retomber son jupon rouge, qu’elle avait relevé.

      À ce moment, un nouveau sifflement traversa l’air à une si faible distance, qu’on aurait cru entendre le vol rapide d’un oiseau rasant la terre et l’effleurant de son aile; quelque chose brilla au milieu de la rue, une violente détonation eut lieu, et il s’éleva aussitôt une épaisse fumée. La cuisinière tomba en gémissant au milieu d’un cercle de gens pâles et épouvantés. Férapontow courut à elle; les femmes s’enfuyaient en criant,

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