Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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dans la cave. Le grondement sourd du canon, le sifflement des grenades, mêlés aux gémissements de la cuisinière, ne discontinuaient pas. La femme de Férapontow essayait en vain de calmer et d’endormir son enfant, et questionnait avec effroi les survenants, pour savoir ce qu’était devenu son mari: il était allé, lui dit-on, à la cathédrale, où le peuple se portait en masse pour demander qu’on fît une procession avec l’image miraculeuse de la Sainte Vierge.

      La canonnade diminua à la tombée du jour; le ciel du soir se dérobait sous un épais rideau de fumée, dont les déchirures laissaient entrevoir de temps à autre le croissant argenté de la nouvelle lune. Au roulement continu des bouches à feu succéda pendant quelques minutes un semblant de calme, mais un bruit semblable au piétinement d’une foule en marche, des gémissements, des cris et le craquement sinistre des incendies ne tardèrent pas à l’interrompre de toutes parts. La pauvre cuisinière avait cessé de se plaindre. Des soldats passaient en courant dans la rue, non plus en files bien alignées, mais comme des fourmis qui s’échappent en désordre d’une fourmilière envahie. Quelques-uns entrèrent dans la cour de l’auberge pour éviter un régiment qui leur barrait le chemin, en revenant brusquement sur ses pas. Alpatitch, qui avait quitté la cave, se tenait sous la porte cochère.

      «La ville se rend!… partez au plus vite,» lui cria un officier, et, apercevant les soldats qui sortaient de la cour: «Je vous défends d’entrer dans les maisons,» ajouta-t-il avec colère. Alpatitch appela son cocher, et lui ordonna de monter sur le siège. Toute la famille de Férapontow arriva successivement dans la cour, mais, lorsque les femmes aperçurent les lueurs sinistres des incendies, que le crépuscule rendait encore plus visibles, elles éclatèrent en lamentations, auxquelles répondirent aussitôt des cris de douleur partis de la rue. Alpatitch et son cocher dénouaient sous l’auvent, de leurs mains tremblantes, les rênes et les brides emmêlées de l’attelage; enfin tout fut prêt, la voiture s’ébranla doucement, et Alpatitch, en passant devant la boutique ouverte de Férapontow, put y voir encore une dizaine de soldats bruyamment occupés à remplir de grands sacs de farine, de froment et de graines de tournesol. Le propriétaire, survenant sur ces entrefaites, fut sur le point de se jeter sur eux, mais il s’arrêta subitement, se prit les cheveux à poignées, et sa colère se changea en un rire plein de sanglots.

      «Prenez, prenez, enfants, que cela ne tombe pas entre les mains de ces possédés!…» et, saisissant lui-même les sacs, il les jetait dans la rue. Quelques soldats effrayés s’enfuirent, d’autres continuèrent tranquillement leur besogne.

      «Eh bien, Alpatitch, s’écria Férapontow, la Russie est perdue, elle est perdue!… je vais, moi aussi, allumer le feu!…» Et il se précipita d’un air égaré dans sa cour.

      La route était tellement encombrée, qu’Alpatitch ne parvenait pas à avancer, et la femme de Férapontow et ses enfants, assis sur une charrette, attendaient comme lui le moment favorable.

      Il faisait sombre et les étoiles brillaient au ciel, lorsqu’ils arrivèrent enfin, pas à pas, à la descente vers le Dnièpre, où ils furent forcés de s’arrêter: les soldats et les voitures barraient le passage. Près du carrefour où ils firent balte, les derniers débris d’une maison et de quelques boutiques brûlaient encore: la flamme, s’éteignant tout à coup dans la noire fumée, se rallumait ensuite plus brillante, et éclairait d’un reflet sinistre, jusque dans leurs moindres détails, les figures silencieuses et terrifiées de la foule. Des ombres passaient et repassaient devant le feu; des pleurs, des cris se mêlaient au craquement incessant du bois, qui éclatait. Des soldats allaient et venaient au milieu du brasier; deux d’entre eux, aidés d’un homme en manteau, traînèrent une poutre flambante dans la cour d’une maison voisine, et d’autres y portèrent des brassées de foin.

      Alpatitch, descendu de sa voiture, se joignit à un groupe qui regardait brûler un magasin de blé, dont les flammes léchaient les murs: l’un d’eux s’écroula sous l’action du feu, la toiture s’effondra, et les poutres incandescentes roulèrent à terre.

      À ce moment, une voix connue l’appela par son nom:

      «Mon Dieu, Excellence!» répondit-il en reconnaissant avec stupeur son jeune maître.

      Le prince André, monté sur un cheval noir, se tenait un peu en arrière de la foule.

      «Que fais-tu ici?

      — Votre Excellence, reprit Alpatitch, en fondant en larmes, je, je… sommes-nous donc perdus?

      — Que fais-tu ici?» répéta le prince André.

      Une gerbe de flammes, ravivée pour une seconde, laissa voir à Alpatitch sa figure pâle et défaite. Il lui raconta en peu de mots pourquoi il avait été envoyé, et la difficulté qu’il éprouvait à sortir de la ville.

      «Dites-moi, Excellence, répéta-t-il, sommes-nous donc perdus?»

      Le prince André, sans lui répondre, tira son calepin, en arracha un feuillet, le posa sur son genou, et griffonna au crayon ces quelques mots à sa sœur:

      «Smolensk se rend… Lissy-Gory sera occupé par l’ennemi dans une semaine, quittez-le au plus vite, allez à Moscou… Réponds-moi de suite par un exprès à Ousviage, et informe-moi de votre départ.» Il venait à peine de remettre ce billet à Alpatitch et d’y ajouter des instructions verbales, qu’un chef d’état-major à cheval, accompagné de sa suite, l’interpella.

      «Vous êtes colonel, lui dit-il avec un accent allemand, des plus prononcés… on met le feu aux maisons en votre présence, et vous laissez faire!… Qu’est-ce que cela veut dire? Vous en répondrez!» poursuivit Berg, car c’était Berg lui-même, qui, devenu adjoint au chef de l’état-major du commandant en chef de l’infanterie du flanc gauche de la première armée, occupait là une place fort agréable et très en vue, comme il disait souvent.

      Le prince André le regarda sans dire mot, et, se retournant vers Alpatitch:

      «Tu leur diras donc, continua-t-il, que j’attendrai une réponse jusqu’au 10; si alors j’apprends qu’ils ne sont pas partis, je serai forcé de tout quitter et de courir à Lissy-Gory.

      — Mille excuses, prince, dit Berg qui venait de le reconnaître; j’ai reçu des ordres: c’est pour cela que je me suis permis… et vous savez que je les exécute ponctuellement, mille excuses!»

      Un formidable craquement éclata, le feu s’éteignit subitement, de gros tourbillons de fumée s’élevèrent de dessous le toit… et un second craquement ébranla l’énorme masse, qui s’écroula avec fracas! C’était la toiture du magasin qui s’effondrait, aux acclamations frénétiques de la foule surexcitée. Le feu se ralluma avec une nouvelle vigueur, et éclaira de nouveau les visages pâles et fatigués de ceux qui l’avaient si laborieusement activé! L’homme au manteau leva le bras et s’écria:

      «Hourra! Hourra!… C’est fait, mes enfants, la voilà qui flambe!…

      — C’est le propriétaire lui-même qui parle ainsi, chuchotèrent quelques voix.

      — Ainsi donc, Alpatitch, poursuivit le prince André, sans faire attention à Berg, qui restait pétrifié à ses côtés, transmets-leur ce que je t’ai dit… adieu!» Et, donnant un coup d’éperon à son cheval, il s’éloigna.

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