Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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Çà et là d’épaisses touffes de lilas élevaient leurs têtes comme émaillées de teintes blanches ou violacées, et leurs fleurs s’apprêtaient à s’épanouir. Les feuilles, dans les allées de bouleaux, semblaient transparentes aux rayons du soleil couchant. Sur la terrasse se répandait une ombre fraîchissante, tandis que l’abondante rosée du soir inondait les gazons. Dans la cour, derrière le jardin, on entendait les derniers bruits du jour et les bêlements des troupeaux qui rentraient à l’étable; le pauvre fou Nikone passait sur le chantier, au pied de la terrasse, avec un tonneau, et bientôt des torrents d’eau froide, s’échappant d’une pomme d’arrosage, allaient tracer des cercles noirâtres sur la terre récemment remuée, autour des tiges de dahlias. Devant nous, sur la terrasse, au-dessus d’une nappe bien blanche, brillait et bouillonnait un samovar aux reflets éclatants, entouré d’un pot de crème, de crêpes et de pâtisseries. Macha, de ses mains potelées, lavait les tasses en bonne ménagère. Quant à moi, sans attendre le thé et mise en appétit par un bain d’où je sortais, je mangeais un pain trempé dans une crème fraîche et bien épaisse. Je portais une blouse de toile aux manches entr’ouvertes et j’avais la tête enveloppée d’un mouchoir sur mes cheveux humides.

      Macha, à travers la fenêtre, l’aperçut la première.

      — Ah! Serge Mikaïlovitch! S’écria-t-elle; nous parlions justement de vous.

      Je me levai et voulus aller changer de toilette; mais il me surprit au moment même où je gagnais la porte.

      — Allons, Katia, pas de cérémonies à la campagne, dit-il en regardant ma tête et mon mouchoir et en souriant, vous n’avez pas tant de scrupules devant Grégoire, et je veux être Grégoire pour vous.

      Mais, en même temps, il me semblait précisément qu’il ne me regardait pas du tout comme aurait pu le faire Grégoire, et cela m’embarrassa.

      — Je vais revenir tout de suite, répondis-je en m’éloignant.

      — Qu’y a-t-il de mal? S’écria-t-il en suivant mes pas, on vous prendrait ainsi pour une jeune paysanne.

      — Comme il m’a étrangement regardée, pensai-je, pendant qu’à la hâte je montais l’escalier pour aller me rhabiller. Enfin, grâce à Dieu, le voilà arrivé, nous allons être plus gais! Et après avoir jeté un coup d’œil dans la glace, je redescendis, toute joyeuse, et, sans dissimuler mon empressement, j’arrivai hors d’haleine sur la terrasse. Il était assis près de la table et parlait avec Macha de nos affaires. M’ayant aperçue, il me jeta un sourire et continua à causer. Nos affaires, à ce qu’il disait, étaient dans l’état le plus satisfaisant. Nous n’avions plus maintenant qu’à achever l’été à la campagne, et nous pourrions aller ensuite, soit à Pétersbourg pour l’éducation de Sonia, soit à l’étranger.

      — Ce serait très-bien si vous veniez avec nous à l’étranger, dit Macha, mais seules nous y serions comme dans un bois.

      — Ah! Plût à Dieu que je pusse faire avec vous le tour du monde, répliqua-t-il, moitié plaisamment, moitié sérieusement.

      — Soit, dis-je alors, allons faire le tour du monde!

      Il sourit et secoua la tête.

      — Et ma mère? Et mes affaires? Allons, laissons cela, et racontez-moi un peu comment vous avez passé le temps. Serait-il possible que vous ayez encore eu le spleen?

      — Quand je lui eus raconté que, sans lui, j’avais su m’occuper et ne pas m’ennuyer, et que Macha le lui eut confirmé, il me donna des éloges, m’adressant des paroles et des regards d’encouragement comme à un enfant, et comme s’il en eût eu véritablement le droit. Il me parut convenable de lui faire part en détail, et surtout très-sincèrement, de tout ce que j’avais fait de bien et de lui avouer, comme en confession, tout ce qui au contraire pouvait mériter son blâme. La soirée était si belle que, le thé emporté, nous restâmes sur la terrasse, et je trouvai la conversation si intéressante que je ne m’aperçus pas qu’insensiblement tous les bruits de la maison s’étaient assoupis autour de nous. De toutes parts se dégageaient les parfums pénétrants des fleurs, la rosée plus abondante baignait les gazons, le rossignol exécutait ses roulades tout près de nous à l’abri des buissons de lilas, puis se taisait au bruit de nos voix. Le ciel étoilé semblait s’abaisser sur nos têtes.

      Ce qui m’avertit de la venue de la nuit, ce fut d’entendre tout à coup sous la tente de la terrasse le vol sourd d’une chauve-souris qui se débattait effrayée autour de ma robe blanche. Je m’acculai contre le mur et fus sur le point de jeter un cri, mais la chauve-souris, tout aussi sourdement, s’échappa de dessous notre abri et alla se perdre dans les ombres du jardin.

      — Que j’aime votre Pokrovski, dit Serge Mikaïlovitch en interrompant la conversation… On voudrait pour toute la vie s’arrêter sur cette terrasse!

      — Eh bien, répliqua Macha, arrêtez-vous-y.

      — Ah oui! S’arrêter; la vie, elle ne s’arrête pas!

      — Pourquoi ne vous mariez-vous pas? Continua Macha. Vous auriez fait un excellent mari!

      — Pourquoi? Dit-il en souriant. Il y a longtemps qu’on a cessé de me compter comme un homme mariable!

      — Quoi? Reprit Macha, trente-six ans, vous vous prétendez déjà fatigué de vivre?

      — Oui, certes, et même tellement fatigué que je ne demande plus qu’à me reposer. Pour se marier, il faut avoir autre chose à offrir. Tenez, demandez à Katia, ajouta-t-il en me montrant de la tête. Voilà qui il faut marier. Et nous, notre rôle est de jouir de leur bonheur.

      Dans l’intonation de sa voix, on sentait une mélancolie secrète, une certaine tension, qui ne m’échappèrent pas. Il garda un moment le silence; ni moi, ni Macha, nous ne disions rien.

      — Figurez-vous un peu, commença-t-il enfin en revenant vers la table, si tout à coup, par je ne sais quel déplorable accident, je venais à me marier avec une jeune fille de dix-sept ans, comme Katia Alexandrovna! Voilà un bel exemple, et je suis content qu’il s’applique si bien à la circonstance…, il ne pouvait y en avoir un meilleur.

      Je me mis à rire, mais je ne pouvais pas du tout comprendre de quoi il se montrait si content, ni ce qui s’appliquait si bien…

      — Eh bien, dites-moi la vérité, la main sur le cœur, poursuivit-il en se tournant vers moi d’un air de plaisanterie, est-ce que ce ne serait pas un grand malheur pour vous que d’unir votre vie à un homme déjà vieux, ayant fait son temps, qui ne veut plus que rester là où il est, quand vous, Dieu sait où vous ne voudrez pas courir à votre fantaisie!

      Je me sentais mal à l’aise et je me taisais, ne sachant trop que répondre.

      — Je ne viens pas vous demander votre main, dit-il en riant, mais, en vérité, dites si c’est à un tel mari que vous rêviez quand le soir vous vous promeniez à travers les allées; et si ce ne serait pas là un grand malheur?

      — Pas un si grand malheur… Commençai-je.

      — Et pas un grand bien non plus, acheva-t-il.

      — Oui, mais je puis me tromper…

      Il m’interrompit encore.

      — Vous voyez, elle a parfaitement raison, je lui sais gré

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