Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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— Il fait bon vivre en ce monde! Murmura-t-il.
Je ne sais pourquoi, sur ces mots je soupirai.
— Quoi donc? Dit-il.
— Oui, il fait bon vivre en ce monde! Répétai-je.
Et nous retombâmes dans le silence, et de nouveau je me sentis mal à l’aise. Il me passait toujours par la tête que je lui avais fait de la peine, en convenant avec lui qu’il était vieux; j’aurais voulu le consoler et je ne savais comment m’y prendre.
— Mais, adieu! Me dit-il en se levant; ma mère m’attend pour le souper. Je l’ai à peine vue aujourd’hui.
— J’aurais bien voulu vous jouer une nouvelle sonate.
— Une autre fois, me répondit-il froidement, du moins à ce qu’il me parut; puis, faisant un pas, il dit avec un geste simple:
— Adieu.
Il me sembla plus que jamais alors que je lui avais fait de la peine, et j’en fus toute triste. Nous le reconduisîmes, Macha et moi, jusqu’au perron et nous restâmes dans la cour, regardant du côté du chemin ou il avait disparu. Quand on eut cessé d’entendre le dernier piétinement de son cheval, je me promenai autour de la terrasse, puis je me remis à contempler le jardin, et à travers la brume humide au sein de laquelle nageaient tous les bruits de la nuit, je demeurai longtemps encore à voir et à écouter tout ce que ma fantaisie me fit écouter et voir.
Il revint une seconde et une troisième fois, et l’embarras que m’avait fait ressentir l’étrange entretien survenu entre nous ne tarda pas à s’effacer sans plus jamais reparaître.
Pendant le cours de tout l’été, il vint nous voir deux ou trois fois par semaine; je m’habituai si bien à lui que, quand il restait un peu plus longtemps sans revenir, il me semblait pénible de vivre ainsi seule; je me fâchais intérieurement contre lui et je trouvais qu’il agissait mal en me délaissant. Il se transforma vis-à-vis de moi en une sorte d’amical camarade, me questionnant, provoquant de ma part la franchise la plus sincère, me donnant des conseils, des encouragements, me grondant quelquefois, m’arrêtant au besoin. Mais malgré ces efforts pour rester toujours à mon niveau, je sentais qu’à côté de tout ce que je connaissais de lui, il existait en lui un monde tout entier auquel je demeurais étrangère et où il ne jugeait pas nécessaire de m’admettre, et cela plus que tout entretenait chez moi la déférence que je lui portais, et en même temps m’attirait vers lui. Je savais par Macha et par les voisins qu’outre ses soins pour sa vieille mère, avec qui il demeurait, outre son ménage agricole et notre tutelle, il avait encore sur les bras certaines affaires intéressant la noblesse, qui lui causaient beaucoup de désagréments; mais comment il envisageait toute cette situation, quels étaient là-dessus ses pensées, ses plans, ses espérances, c’est ce que je ne pus jamais démêler en lui. Si j’essayais d’amener la conversation sur ses affaires, son front se plissait d’une certaine façon, comme s’il eût dit: « Restons-en là, je vous prie; qu’est-ce que cela vous fait? » Et il portait l’entretien sur autre chose. Au commencement je m’en offensai, puis j’en pris si bien l’habitude que jamais nous ne parlions que de ce qui me concernait, et j’avais fini par le trouver tout naturel.
Au début j’éprouvai aussi quelque déplaisir, tandis qu’ensuite je trouvai au contraire un certain charme à voir la parfaite indifférence, je dirais presque le mépris qu’il témoignait pour mon extérieur. Jamais ni par ses regards, ni par ses paroles, il ne me laissait comprendre le moins du monde qu’il me trouvait jolie; loin de là, il fronçait le sourcil et se mettait à rire, quand quelqu’un venait à dire devant lui que je n’étais pas mal. Il se plaisait même à relever en moi des défauts du visage et à me taquiner à leur propos. Les robes à la mode, les coiffures dont Macha aimait à me parer les jours de fête ne faisaient qu’exciter ses railleries, ce qui chagrinait beaucoup la bonne Macha et dans les premiers temps me déconcertait moi-même avec quelque raison. Macha, qui avait décidé dans sa pensée que je plaisais à Serge Mikaïlovitch, ne pouvait pas du tout comprendre comment il ne préférait pas que cette femme, qui lui plaisait, se montrât à son avantage. Mais je me rendis bientôt compte de ce qu’il fallait avec lui. Il voulait croire que je n’étais pas coquette. Et quand je l’eus bien compris, il ne resta plus même en moi l’ombre de coquetterie en matière d’ajustement, de coiffure ou de maintien; elle se trouva remplacée, petite ruse cousue de fil blanc, par une autre coquetterie, celle de la simplicité, alors que je ne parvenais pas encore à être simple moi-même. Je voyais qu’il m’aimait: était-ce comme une enfant, était-ce comme une femme, je ne me l’étais pas demandé jusque-là; cet amour m’était cher, et sentant qu’il me comptait pour la meilleure fille du monde, je ne pouvais point ne pas désirer que cette fraude continuât à l’aveugler. Et en effet, je le trompais presque involontairement. Mais, en le trompant, je devenais tout de même meilleure. Je sentais qu’il serait mieux et plus digne de lui dévoiler de bons côtés de mon âme plutôt que ceux de ma personne. Mes cheveux, mes mains, ma figure, mes allures, quels qu’ils fussent en bien ou en mal, il me semblait que d’un coup d’œil il avait pu les apprécier et qu’il savait très-bien qu’eussé je voulu le tromper, je ne pouvais rien ajouter à mes dehors. Mon âme, au contraire, il ne la connaissait point: parce qu’il l’aimait, parce que précisément dans ce même temps elle était en pleine voie de croissance et de développement, enfin parce qu’en pareille matière il m’était facile de le tromper et que je le trompais en effet. Quel allégement n’éprouvai-je pas vis-à-vis de lui, quand une fois j’eus bien compris tout cela! Ces agitations sans motif, ce besoin de mouvement qui m’oppressait en quelque sorte disparurent complètement. Il me sembla dès lors que, soit en face, soit de côté, assise ou debout, que j’eusse les cheveux plats ou relevés, il me regardait toujours avec plaisir, qu’il me connaissait maintenant tout entière, et je m’imaginai qu’il était aussi content de moi que je l’étais moi-même. Je crois vraiment que si, contre son habitude, il m’avait dit tout à coup, comme les autres, que j’étais jolie, j’en aurais même été un peu fâchée. Mais, en revanche, quelle joie, quelle sérénité j’éprouvais au fond de l’âme quand, à l’occasion de quelques paroles qu’il avait entendu sortir de ma bouche, il me regardait avec attention et me disait d’un ton ému qu’il s’efforçait de rendre plaisant:
— Oui, oui, il y a en vous quelque chose! Vous êtes une brave fille et je dois vous le dire.
Et pourquoi recevais-je ces récompenses qui venaient remplir mon cœur de joie et d’orgueil? Tantôt pour avoir dit que je sympathisais à l’amour du vieux Grégoire pour sa petite fille, tantôt parce que j’avais été émue jusqu’aux larmes en lisant des poésies ou un