Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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russe après une nuit blanche,» disait le docteur Lorrain, en savourant à petites gorgées le chaud breuvage dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il se tenait debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle on avait préparé le thé et une collation froide.

      Tous ceux qui avaient passé la nuit dans la maison s’étaient réunis dans cette petite pièce, presque entièrement tapissée de glaces, et meublée de consoles dorées. C’était là que Pierre aimait à se retirer pendant les grands bals, car il ne savait pas danser; il préférait s’y isoler pour observer et s’amuser des dames qui y venaient, toutes pimpantes et ruisselantes de diamants et de perles, voir se refléter dans ces glaces leurs brillantes images. À cette heure, l’éclairage ne se composait que de deux bougies; sur une table, placée au hasard, des plats et des tasses se confondaient en désordre; il n’y avait plus de toilettes de fête; mais des groupes étranges, formés de personnes de toute condition, s’entretenaient à voix basse, laissant paraître, à chaque mot, à chaque geste, une incessante préoccupation sur le mystérieux événement qui allait se passer dans l’alcôve de la grande chambre. Pierre avait faim, mais il s’abstint de manger. Il chercha autour de lui sa compagne et la vit se glisser furtivement dans le salon à côté, où étaient restés le prince Basile et la princesse Catiche. Se croyant obligée de la suivre, il se leva et la trouva aux prises avec l’aînée des nièces.

      «Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce qui n’est pas nécessaire, disait Catiche de ce ton irrité qui rappelait le moment où elle avait fermé la porte avec colère.

      — Chère princesse, reprenait Anna Mikhaïlovna avec douceur et en lui barrant le chemin… ce sera, je le crains, trop pénible pour votre pauvre oncle; en ce moment il a si fort besoin de repos;… lui parler des intérêts de ce monde, lorsque son âme est prête à…»

      Le prince Basile, enfoncé dans un fauteuil, les jambes croisées selon son habitude, paraissait ne prêter qu’une médiocre attention au colloque des deux dames; mais ses joues agitées en tous sens tressaillaient d’une émotion contenue.

      «Voyons, ma bonne princesse, laissez faire Catiche; le comte l’aime tant, vous savez?

      — Je ne sais pas même ce qu’il contient, reprit Catiche en se tournant vers lui et en désignant le portefeuille à mosaïque qu’elle tenait entre ses doigts crispés. Je sais seulement que le véritable testament est dans son bureau; il n’y a là dedans que des papiers oubliés…»

      Et elle fit un pas pour échapper à la princesse Droubetzkoï qui, d’un bond se retrouva sur son passage.

      «Je le sais, chère et bonne princesse, répliqua-t-elle en saisissant le portefeuille avec une force qui prouvait sa ferme intention de ne point le lâcher; chère princesse, je vous en conjure, ménagez-le!»

      Une lutte s’engagea entre elles. Catiche se défendait encore sans rien dire, mais on sentait qu’un torrent d’injures était prêt à couler de ses lèvres serrées, tandis que la voix doucereuse de son ennemie avait conservé tout son calme, malgré les violents efforts de la lutte.

      «Pierre, mon ami, approchez, lui cria Anna Mikhaïlovna… Il ne sera pas de trop dans ce conseil de famille, n’est-ce pas, prince?

      — Eh quoi, mon cousin, vous ne répondez pas? Pourquoi donc ce silence, quand Dieu sait quel monde vient se mêler de nos affaires, sans respecter le seuil de la chambre du mourant!… Intrigante!» murmura-t-elle avec fureur, en tirant à elle le portefeuille.

      La violence de son geste ébranla Anna Mikhaïlovna, qui fut entraînée en avant sans toutefois lâcher prise.

      «Oh!» fit le prince Basile avec un accent de reproche.

      Et il se leva.

      «C’est ridicule, voyons, lâchez-le, vous dis-je!»

      Catiche obéit; mais comme son adversaire s’obstinait à garder le portefeuille:

      «Et vous aussi, laissez-le; voyons, je prends tout sur moi, je vais lui demander… cela vous satisfait-il?

      — Mais, prince, après ce grand sacrement, donnez-lui un instant de répit! Quel est votre avis? Dit-elle à Pierre, qui contemplait, tout ahuri, le visage enflammé de Catiche et les joues tremblotantes du prince Basile.

      — Rappelez-vous que vous êtes responsable des conséquences, répondit sèchement ce dernier, vous ne savez ce que vous faites.

      — Horrible femme!» s’écria tout à coup Catiche, en se jetant sur elle et en lui arrachant enfin le portefeuille.

      Le vieux prince baissa la tête, et ses bras retombèrent le long de son corps.

      Au même moment, la porte mystérieuse qui s’était si souvent ouverte et refermée avec précaution pendant cette longue nuit s’ouvrit avec fracas, et livra passage à la seconde des nièces, qui, les mains jointes, affolée de terreur, se précipita au milieu d’eux:

      «Que faites-vous, balbutia-t-elle avec désespoir; il se meurt, et vous m’abandonnez toute seule!»

      Catiche laissa échapper le portefeuille; la princesse Droubetzkoï, se penchant vivement, le ramassa et s’enfuit.

      Le prince Basile et la princesse Catiche, une fois revenus de leur stupeur, la suivirent dans la chambre à coucher. Catiche reparut bientôt; sa figure était pâle, sa physionomie dure et sa lèvre inférieure fortement pincée. À la vue de Pierre, ses sentiments de malveillance éclatèrent:

      «Oui, jouez votre comédie, jouez-la… Vous vous y attendiez!…»

      Ses sanglots l’arrêtèrent, et elle s’éloigna en se cachant la figure.

      Le prince Basile revint à son tour. À peine avait-il atteint le canapé occupé par Pierre, qu’il s’y laissa tomber comme s’il allait se trouver mal; il était livide, sa mâchoire tremblait, ses dents claquaient comme s’il avait la fièvre.

      «Ah! Mon ami,» dit-il en saisissant les bras de Pierre.

      Pierre fut frappé de la sincérité de son accent et de la faiblesse de sa voix: c’était chose nouvelle pour lui!

      «Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi? J’ai dépassé la soixantaine, mon ami… Oui, tout finit par la mort, la mort, quelle terreur!…»

      Et il se mit à pleurer.

      Anna Mikhaïlovna ne tarda pas à paraître à son tour; elle s’approcha de Pierre à pas lents et mesurés.

      «Pierre!» murmura-t-elle.

      Il la regarda pendant qu’elle le baisait au front, les yeux mouillés de larmes:

      «Il n’est plus!…»

      Pierre continuait à la regarder par-dessus ses lunettes.

      «Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes!»

      Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre éprouva la satisfaction intime de n’y être plus un objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l’y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément endormi, la tête appuyée sur sa main.

      Le

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