Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 6
Souvent, dans le cours de cet été, je remontais dans ma chambre et je me jetais sur mon lit, et là, en place de mes anciennes angoisses du printemps, pleines des désirs et des espérances de l’avenir, je me sentais étreinte d’un autre trouble, celui du bonheur présent. Je ne pouvais m’endormir, je me relevais, je m’asseyais sur le lit de Macha, et je lui disais que j’étais parfaitement heureuse, ce qui, quand je me le rappelle aujourd’hui, était tout à fait inutile à lui dire; elle pouvait bien le voir elle-même. Elle me répondait qu’elle non plus n’avait rien à désirer, qu’elle aussi était fort heureuse, et elle m’embrassait. Je la croyais, tant il me semblait juste et nécessaire que tous fussent heureux. Mais Macha pouvait en outre songer au sommeil, et même, faisant semblant d’être fâchée, elle me chassait de son lit et s’endormait; moi, au contraire, je retournais longtemps encore toutes mes raisons d’être heureuse. Quelquefois je me relevais de nouveau et je recommençais pour la seconde fois mes prières, puis je priais dans l’abondance de mon cœur pour mieux remercier Dieu de tout le bonheur qu’il m’accordait.
Dans ma chambre, tout était paisible; on entendait seulement la respiration régulière de Macha pendant son sommeil, le tic-tac de sa montre à ses côtés; je me retournais, je murmurais quelques paroles, je me signais ou je baisais la croix qui pendait à mon cou. Les portes étaient fermées, les volets recouvraient les fenêtres, je ne sais quel bourdonnement de mouche se débattant dans un coin parvenait à mon oreille. J’aurais voulu ne plus quitter cette chambre, je n’aurais pas voulu que le matin vînt dissiper cette atmosphère tout imprégnée de mon âme et dont je me sentais enveloppée. Il me semblait que mes rêves, mes pensées, mes prières étaient autant d’essences animées qui dans ces ténèbres vivaient avec moi, voltigeaient autour de mon lit, planaient au-dessus de ma tête. Et chaque pensée était sa pensée, et chaque sentiment, son sentiment. Je ne savais pas encore ce qu’est l’amour, je pensais qu’il pouvait en être toujours ainsi et qu’un pareil sentiment se donne sans demander de retour.
III
Un jour, au temps de la rentrée des blés, nous allâmes après dîner dans le jardin, Macha, Sonia et moi, nous asseoir sur notre banc favori, à l’ombre des tilleuls et au sommet du ravin, d’où l’on pouvait découvrir les champs et les bois. Il y avait déjà trois jours que Serge Mikaïlovitch n’était venu nous voir, et nous l’attendions d’autant plus ce jour-là qu’il avait promis à notre intendant de visiter les récoltes.
Vers deux heures, en effet, nous l’aperçûmes qui passait sur la hauteur au milieu d’un champ de seigle. Macha, en me jetant un sourire, ordonna d’apporter des pêches et des cerises qu’il aimait beaucoup, puis elle s’étendit sur le banc et s’assoupit. J’arrachai une branche de tilleul, dont les feuilles et l’écorce ruisselaient de sève, et, tout en éventant Macha, je continuai ma lecture, non sans me détourner à tout instant pour surveiller le chemin des champs par où il devait arriver. Quant à Sonia, assise sur une vieille racine de tilleul, elle édifiait un berceau de verdure pour sa poupée.
La journée était très-chaude, sans vent; on était comme dans une étuve; les nuages, formant un vaste cercle à l’horizon, s’étaient assombris dans la matinée et il y avait eu une menace d’orage qui m’avait fortement agitée, comme toujours en pareil cas. Mais depuis midi ces nuages s’étaient dispersés, le soleil se dégageait au sein d’un ciel purifié, le tonnerre ne grondait plus que sur un seul point, roulant ses éclats dans les profondeurs d’un nuage pesant, qui, à la limite même des cieux et de la terre, se confondait avec la poussière des champs et était sillonné par les pâles zigzags d’un éclair lointain. Il devenait évident que, chez nous du moins, il n’y avait plus rien à craindre pour ce jour-là. Aussi, dans la partie de la route qu’on pouvait découvrir derrière le jardin, ne cessait-on d’entendre tantôt les grincements lents et prolongés d’une charrette pleine de gerbes, tantôt les rapides cahots des télègues vides qui se croisaient, ou les pas pressés de leurs conducteurs, dont on voyait flotter les chemises au vent. L’épaisse poussière ne s’envolait ni ne retombait; elle demeurait suspendue par-dessus les haies à travers les feuillages transparents des arbres du jardin. Plus loin, contre la grange, s’élevait le bruit d‘autres voix, d’autres grincements de roues, et là les gerbes dorées, amenées lentement près de l’enclos, volaient dans l’air, s’amoncelaient, et bientôt mes yeux distinguaient des sortes d’édifices de forme ovale qui se détachaient on autant de toitures aiguës, et les silhouettes des paysans qui fourmillaient à l’entour. Puis, au milieu des champs poudreux, circulaient de nouvelles télègues, défilaient de nouvelles gerbes jaunissantes, et dans l’éloignement le retentissement des roues, des voix et des chants parvenait toujours