Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 8
— Descendez de là, vous vous ferez mal, dit-il. Et arrangez vos cheveux; voyez un peu à quoi vous ressemblez!
Pourquoi dissimule-t-il ainsi? Pourquoi veut-il me faire de la peine? Pensai-je avec dépit. Et dans ce moment il me vint un désir irrésistible de le troubler encore et d’essayer ma puissance sur lui.
— Non, je veux faire une cueillette moi-même, dis-je; et m’accrochant des mains à une branche voisine, je sautai sur la muraille. Il n’eut pas le temps de me soutenir, que déjà je m’étais élancée par terre au milieu de la cerisaie.
— Quelle folie faites-vous là? S’écria-t-il, en rougissant de nouveau et en s’efforçant de cacher son trouble sous une apparence de dépit. Vous pouviez vous faire mal. Et comment sortirez-vous d’ici?
Il était troublé bien plus encore qu’auparavant, mais à présent ce trouble ne me réjouissait plus et m’effrayait au contraire. J’en étais atteinte à mon tour; je rougis, je m’écartai de lui, ne sachant plus que lui dire, et je me mis à cueillir des fruits que je ne savais où mettre. Je me faisais des reproches, je me repentais, j’avais peur, et il me semblait m’être, par cette démarche, à jamais perdue devant ses yeux. Nous restions ainsi tous les deux sans parler, et à tous deux ce silence pesait. Sonia, accourant avec la clef, nous tira de cette situation embarrassante. Nous persistions pourtant encore à ne point nous parler et nous nous adressions de préférence l’un et l’autre à Sonia. Quand nous fûmes retournés auprès de Macha, qui nous jura qu’elle n’avait pas dormi et qu’elle avait tout entendu, je me calmai, et, lui, il essaya de nouveau de reprendre son ton de protection paternelle. Mais cet essai ne lui réussit pas et ne me donna pas le change à moi-même; j’avais encore vivant dans mon souvenir un certain entretien qui avait eu lieu entre nous deux jours auparavant.
Macha avait énoncé cette opinion qu’un homme aime plus facilement qu’une femme, et sait facilement aussi exprimer son amour. Elle s’était ainsi résumée:
— Un homme peut dire qu’il aime, et une femme ne le peut pas.
— Et moi il me semble qu’un homme ne doit ni ne peut dire qu’il aime, avait-il répliqué.
Je lui avais demandé pourquoi.
— Parce que ce sera toujours un mensonge. Qu’est-ce que c’est que cette découverte qu’un homme aime? Comme s’il n’avait qu’à prononcer ce mot, et qu’il dût en sortir je ne sais quoi d’extraordinaire, un phénomène quelconque, faisant explosion d’un seul coup! Il me semble que ces gens qui vous disent solennellement: « Je vous aime, » ou se trompent eux-mêmes, ou, ce qui est pis encore, trompent les autres.
— Ainsi, d’après vous, une femme saura qu’on l’aime, quand on ne le lui dira pas? Demanda Macha.
— Cela, je ne le sais pas; chaque homme a sa manière de parler. Mais il y a tel sentiment qui sait se faire comprendre. Quand je lis des romans, je cherche toujours à me représenter la mine embarrassée du lieutenant Crelski ou d’Alfred, quand ils disent: « Éléonore, je t’aime! » et qu’ils pensent que, tout à coup, il va se produire quelque chose d’extraordinaire, tandis qu’il ne se produit rien du tout, ni en elle, ni en lui: visage, regard, et le reste, demeurent toujours les mêmes.
Sous cette plaisanterie j’avais alors cru discerner un sens sérieux et qui pouvait se rapporter à moi, mais Macha ne permettait pas volontiers qu’on s’appesantît sur les héros de roman.
— Toujours des paradoxes! S’était-elle écriée. — Allons, soyez franc, n’avez-vous jamais dit vous-même à une femme que vous l’aimiez?
— Jamais je ne l’ai dit, jamais je n’ai fléchi un genou, avait-il répondu en riant, et jamais je ne le ferai.
— Oui, il n’a que faire de me dire qu’il m’aime, pensais-je, à présent que je me rappelais si vivement cet entretien. Il m’aime, et je le sais. Et tous ses efforts pour paraître indifférent ne sauraient m’en ôter la conviction.
Pendant toute cette soirée, il me parla très-peu; mais dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses mouvements et de ses regards je sentais l’amour et je n’en conservais aucun doute. La seule chose qui me donnât du dépit et du chagrin était de voir qu’il jugeât nécessaire encore de le cacher et de feindre la froideur, quand déjà tout était si clair et quand nous aurions pu si facilement et si simplement être heureux, au delà même du possible. Mais, d’un autre côté, je me tourmentais comme d’un crime d’avoir sauté dans la cerisaie pour le rejoindre, et il me semblait toujours qu’il avait dû cesser de m’estimer et concevoir du ressentiment contre moi.
Après le thé, j’allai au piano et il me suivit.
— Jouez quelque chose, Katia; il y a longtemps que je ne vous ai entendue, me dit-il en me joignant dans le salon.
— Je voulais… Serge Mikaïlovitch! Et soudain je le regardai droit dans les yeux. Vous n’êtes pas fâché contre moi?
— Et pourquoi?
— Pour ne pas vous avoir obéi cette après-dînée? Dis-je en rougissant.
Il me comprit, secoua la tête et se mit à sourire. Et ce sourire disait qu’il m’aurait bien un peu grondée, en effet, mais qu’il ne se sentait plus la force de le faire.
— C’est fini, n’est-ce pas? Et nous voilà de nouveau bons amis? Dis-je en m’asseyant au piano.
— Je le crois bien!
Dans cette grande salle, très-élevée de plafond, il n’y avait que deux bougies sur le piano, et le reste de la pièce demeurait plongé dans une demi-obscurité. Par les fenêtres ouvertes on découvrait les lumineux aspects d’une nuit d’été. Partout régnait le calme le plus parfait, que troublaient seuls par intervalles le craquement des pas de Macha dans le salon qui n’était point éclairé, ainsi que le cheval de Serge Mikaïlovitch qui, attaché sous une des croisées, s’ébrouait et écrasait les bordures sous ses sabots. Il s’assit derrière moi, de telle sorte que je ne pouvais le voir; mais au sein des ténèbres incomplètes de cette chambre, dans les sons qui la remplissaient, au fond de moi-même, je ressentais sa présence. Chacun de ses regards, de ses mouvements, que je ne pouvais cependant distinguer, pénétrait et retentissait dans mon cœur. Je jouai la sonate-fantaisie de Mozart, qu’il m’avait apportée et que j’avais apprise devant lui et pour lui. Je ne pensais pas du tout à ce que je jouais, mais il paraît que je jouais bien, et il me semblait que cela lui plaisait. Je partageais la jouissance qu’il éprouvait lui-même et, sans le voir, je comprenais que de sa place ses regards étaient fixés sur moi. Par un mouvement tout à fait involontaire, tandis que mes doigts continuaient à parcourir les touches sans conscience de ce qu’ils faisaient, je le regardais moi-même; sa tête se détachait sur le fond lumineux de la nuit. Il était assis, le front appuyé sur sa main, et me contemplait attentivement de ses yeux étincelants. Je souris en surprenant ce regard et je cessai de jouer. Il sourit aussi, pencha la tête sur les notes d’un air de reproche, comme pour me demander de continuer. Quand j’eus fini, la lune, tout au sommet de sa course, jetait de vives lueurs, et à côté de la faible flamme des bougies, versait dans la pièce, par les fenêtres, des flots d’une autre clarté tout argentine qui inondait le parquet de ses reflets. Macha dit que ce que je faisais ne ressemblait à rien, que je m’étais arrêtée au plus bel endroit, et que, d’ailleurs, j’avais mal joué; il protesta au contraire que jamais je n’avais mieux réussi que ce jour-là, puis il se mit à arpenter, de la salle au salon, qui